Jérôme Leroy. Selon vous, la volonté d’enseigner la morale laïque serait « un nouvel épisode de la guerre intellectuelle contre les pauvres » ?
Ruwen Ogien. Comme au XIX siècle, se répand aujourd’hui l’idée que, si vous êtes riche, c’est que vous le méritez et que, si vous être pauvre, c’est votre faute ! Dans Le Nouvel Âge de la solidarité[1. Le Nouvel Âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques,
Seuil, 2012.], Nicolas Duvoux démontre, sondages à l’appui, que l’explication de la pauvreté par la paresse ne cesse de gagner du terrain dans l’opinion, au détriment des analyses macro-économiques. La nécessité d’enseigner la morale à l’école repose sur ce postulat profondément conservateur qui fait fi des injustices économiques et sociales et rend les pauvres responsables des handicaps irrattrapables qu’ils subissent. Et pendant que notre système exclut, entre autres, des milliers de jeunes qui n’ont pas la « chance » d’avoir la couleur, le nom ou la religion qu’il faut, on s’inquiète du conflit des valeurs morales !
En somme, si je vous comprends bien, la morale laïque est un catéchisme conservateur…
Ne nous voilons pas la face : un vrai clivage oppose conservateurs et progressistes. Les premiers soutiennent la liberté de s’enrichir sans limites et sont hostiles à la liberté des mœurs alors que les seconds s’opposent aux inégalités économiques et sociales et souhaitent étendre la liberté des mœurs.
C’est un peu caricatural, non ? Nous ne devons pas connaître les mêmes conservateurs…
En tout cas, certains partisans de la morale à l’école estiment que le conflit politique principal oppose la « civilisation » (pacifique, pluraliste, ouverte) à la « barbarie » (violente, intolérante, fondamentaliste). Je combats inlassablement cette tendance et je m’inquiète bien plus de l’offensive des conservateurs contre la justice sociale et les libertés que de la prétendue « menace intégriste » ![access capability= »lire_inedits »]
Ne poussez-vous pas le bouchon un peu loin en expliquant que si Vincent Peillon se garde de toute référence à Jules Ferry, c’est pour ne pas offenser les dominés ? Peut-on réduire le fondateur de l’École républicaine à la rhétorique colonialiste ?
Vincent Peillon préfère ne pas faire ouvertement référence à Jules Ferry mais il partage avec lui une même inspiration républicaine à tendance nationaliste. Je ne nie évidemment pas que l’École laïque, gratuite et obligatoire ait représenté une avancée au xixe siècle. Mais il n’est pas anodin de savoir pourquoi on l’a faite. En présentant son projet, Peillon n’a cessé de répéter que la refondation de l’École était nécessaire pour que la France conserve son rang et sa puissance. Aujourd’hui comme hier, on ne justifie pas l’effort de l’État en matière scolaire par le droit de l’enfant à l’éducation, mais par les intérêts de la nation. On finira par supprimer l’Éducation nationale au prétexte que c’est bon pour le redressement de la France. Alors oui, j’aurais aimé entendre le ministre rappeler que l’État a pour mission de garantir le droit à l’éducation, même pour les enfants de sans-papiers ou les élèves qui choisiront, une fois adultes, de vivre ailleurs qu’en France. Cela dit, la plupart des mesures concrètes sont bonnes – à l’exception, donc de ce retour en fanfare de la morale à l’école…
De toute façon, pour vous, enseigner la morale n’est pas seulement réactionnaire : c’est quasiment impossible…
Soyons logiques. Soit l’école est devenue le lieu de toutes les violences et de toutes les incivilités, et il faut être naïf pour croire qu’un cours de morale puisse civiliser des enfants transformés en brutes. Soit les élèves sont suffisamment ouverts aux autres et intelligents pour s’intéresser à la morale laïque. Mais alors, pourquoi voudrait-on rendre moraux des jeunes gens qui le sont déjà ? Les partisans de la morale laïque à l’école ne sont pas à un paradoxe près !
Vous non plus ! Vous relativisez la violence scolaire en dénonçant l’amalgame entre le gamin qui ne dit pas bonjour et celui qui agresse son prof…
Je me contente de constater un désaccord sur la qualification, l’explication et la signification profonde des actes de violence scolaire. Demander un peu plus de rigueur dans l’énoncé d’un diagnostic inquiétant, ce n’est pas faire preuve d’angélisme. On peut parfaitement admettre que la relation pédagogique est devenue plus problématique, en particulier au collège, tout en restant sceptique à l’égard des diagnostics les plus alarmistes. La majorité des violences est verbale et se concentre dans certains établissements scolaires, chose que les journaux ne disent pas assez. Si on tenait compte de cet état de fait, on chercherait des causes locales (type d’établissement, type d’enseignement, etc.) et non générales à la violence scolaire.
Dans ce cas, pourquoi traiter d’affreux réactionnaires tous ceux qui, comme Alain Finkielkraut, Mara Goyet, Philippe Nemo et Jean-Paul Brighelli, partagent ce constat ?
Ceux que vous citez proclament que l’École est en pleine « décadence » parce qu’elle est devenue trop démocratique (les élèves ne se lèvent plus à l’arrivée des professeurs, ils ont leur mot à dire sur des problèmes d’organisation interne et les parents aussi : quel scandale !), trop pluraliste en matière religieuse (on peut manger « halal » ou « casher » dans certaines cantines : où sont passées nos traditions ?) et trop permissive avec les jeunes d’aujourd’hui. Comme si on était passé directement de l’école-caserne aux maisons closes !
Je ne peux pas vous laisser caricaturer ainsi leur pensée. C’est l’affichage religieux qui menace le pluralisme…
On peut reconnaître le nombre inquiétant d’élèves qui quittent l’École sans diplômes, admettre les déficits dans la transmission des savoirs de base – une donnée plus compliquée mais pas impossible à établir – et constater un certain niveau de violence scolaire sans sombrer dans le catastrophisme ! Si je ne partage bien évidemment pas leur analyse, je distingue néanmoins ceux qui critiquent l’excès de démocratie à l’école de ceux qui, comme Philippe Nemo, inventent une École en état de déliquescence complète pour dénoncer les prétendus effets destructeurs de l’excès de libertés dans nos sociétés en général. Ce n’est certainement pas le cas de Mara Goyet, qui cantonne sa critique à l’École publique. Pour Alain Finkielkraut, j’ai des doutes.
Mais vous devriez aussi avoir des doutes sur vos certitudes et vous demander si, en effet, l’excès de libertés n’a pas parfois des effets destructeurs ! Contrairement à ces tenants de l’ordre moral, vous croyez donc à un strict déterminisme social ? Un peu trop simple, non ? Et c’est un ancien prof (toujours de gauche) qui vous parle…
Comment pourrait-on ignorer le poids des inégalités économiques et sociales de départ dans l’échec scolaire ? Avec moins de ressources – en termes de formation, d’équipement, voire de rétribution −, certains enseignants doivent non seulement instruire leurs élèves, mais aussi compenser leurs handicaps sociaux. Or, les anti-pédagogistes habillent cette réalité d’un discours moraliste qui impute les difficultés scolaires à des problèmes moraux et psychologiques. L’École n’a pas besoin de plus de professeurs, elle a besoin d’autorité !, disent-ils. Mon approche « pragmatiste » s’appuie sur des données matérielles plus aisément vérifiables ou réfutables que les arguments moraux de mes adversaires !
Admettons que la vérité réside au fond des statistiques. Quoi qu’il en soit, pourquoi tolérez-vous l’instruction civique ? Ce n’est pas un instrument de soumission des plus pauvres ?
Je le répète, la morale laïque vise à diffuser l’idée de « choc des civilisations » et c’est pour cette raison que j’y suis opposé. Je suis favorable à l’instruction civique qui valorise plutôt les notions de justice sociale, de droits et de libertés ![/access]
*Photo : nitot.
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