Propos recueillis par Danilo Kovač, géopoliticien et spécialiste des Balkans
L’été dernier, le président du Monténégro Milo Djukanović, dernier dirigeant communiste d’Europe, a perdu les élections législatives. Le communisme est au pouvoir dans ce pays depuis 30 ans. Djukanović est obligé de composer avec un gouvernement de coalition démocrate-chrétien. La semaine dernière, les élections municipales ont été remportés par la même coalition de centre-droit dans la seconde ville du pays, lieu de naissance de Djukanović, offrant une majorité pro-serbe et réformatrice.
Comment évaluez-vous les résultats des élections à Nikšić?
Les élections électorales dans la ville de Nikšić au Monténégro montrent plusieurs évolutions importantes. Dans la ville natale de celui qui a dominé la scène politique monténégrine depuis les années 1990, le président actuel Milo Djukanović, il est très intéressant de voir apparaître une opposition au niveau municipal à ce pouvoir autoritaire. Après les processions religieuses très suivies de l’an dernier, puis la victoire aux élections législatives de l’opposition pro-serbe, on sent que l’alternative est voulue par les citoyens monténégrins au niveau national, comme local.
En second lieu, la coalition désormais à la tête de la municipalité de deux listes pourtant différentes (« Pour l’avenir du Monténégro » menée par Zdravko Krivokapić et « Paix pour notre pays» dirigée par Momo Koprivica); montrent que les Monténégrins ont opté pour une coalition et une politique de compromis. C’est un fait nouveau dans un Monténégro dirigé depuis plus de 30 ans par le DPS (Parti Démocratique socialiste), mais qui peut le rapprocher des usages dans les démocraties occidentales.
Enfin, je pense que ces bons résultats pour un parti de la liste «Pour l’avenir du Monténégro», le Front Démocratique (DF), qui est déjà le parti-pivot au pouvoir au gouvernement central, vont permettre de faire avancer plus aisément les réformes politiques et économiques nécessaires au Monténégro.
Est-ce que les élections ont une signification étendue à tout le Monténégro?
Oui, je pense que la victoire de l’opposition au régime autoritaire de 30 ans de Milo Djukanović ont une importance à l’échelle de tout le pays. En effet, dans la deuxième ville du pays qu’est Nikšić, avec une population de 75 000 habitants, tous les analystes avaient les yeux rivés sur ces résultats. Même si la coalition «Pour l’avenir du Monténégro» (DF/SNP) a obtenu moins de voix qu’envisagé au départ (25,9 % des suffrages), cela lui permet de rentrer comme parti majoritaire à l’assemblée locale. Ce parti pro-serbe pourra à l’échelle locale mieux représenter la population majoritairement serbe de la municipalité, ce qui n’était pas le cas du DPS qui leur tournait le dos. Mais aussi, dans un centre économique, industriel et un carrefour de communication comme Nikšić, ces résultats ont aussi une portée nationale. Ils signifient aussi que, comme à Kotor ou à Budva, des majorités politiques dirigeront pour les prochaines mandatures municipales des régions entières en accord avec le gouvernement national, lui aussi porté par l’idée de la défense des intérêts serbes. A la fois plus respectueux du caractère plurinational du Monténégro (Monténégrins, Serbes, Albanais, Bosniaques et Turcs) et mieux coordonnés avec le gouvernement central (même parti), ils auront à cœur de développer les réformes qui s’imposent au pays.
Les élections à Nikšić ont provoqué une grande attention dans toute la région. Pensez-vous qu’il y a des raisons tangibles pour cela?
J’irai même plus loin, en disant que ces résultats sont en harmonie avec l’idée de la défense des intérêts serbes dans toute la région. En effet, n’oublions pas que Nikšić est à quelques dizaines de km de la Republika Srpska, une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine. Un accord entre les peuples serbes des deux côtes de la frontière permettraient à l’économie, aux transports et aux échanges culturels de mieux être en symbiose.
Par ailleurs, ces résultats favorables à la coalition pro-serbe vont permettre au gouvernement de Monsieur Krivokapić de renouer les liens avec la matrice serbe. Les derniers mois du gouvernement DPS avaient été marqués par la volonté de Milo Djukanović de couper les ponts avec la Serbie, de façon parfois brutale; on se souvient de l’arrestation à la frontière serbo-monténégrine, durant la campagne des législatives à l’été 2020, de l’écrivain Matija Bečković. Dans une relation plus apaisée avec la Serbie voisine, le Monténégro va pouvoir renouer avec les Balkans et en quelque sorte se désenclaver, en accélérant notamment le projet autoroutier et ferroviaire Podgorica-Belgrade, les deux capitales.
Plus largement, ces élections municipales et législatives au Monténégro ont offert en l’espace de quelques mois l’occasion historique pour le peuple serbe de dépasser ses divisions internes et, dans un projet national renouvelé, de nouer des alliances avec les partis frères. Je pensai par exemple au parti Srpska d’Igor Simić au Kosovo-Métochie .
Comment considère-t-on en France Milo Djukanovic et son régime? Entend-on parler de la nature criminelle de son régime?
Dans mon dernier livre sur la situation géopolitique Balkans, j’avais intitulé mon chapitre sur le Monténégro «Milo Djukanovic, un aparatchik converti au libéralisme», en disant que né en 1962 à Nikšić, dans le centre du Monténégro, Milo Djukanović offre le profil type d’un ancien cadre communiste reconverti dans le nationalisme. Ancien basketteur, après de brillantes études en économie à l’université de Titograd, il se fait remarquer très vite par son dynamisme, son physique avantageux (1m 94) et ses qualités d’orateur. A 24 ans, il est membre de la présidence des Jeunesses socialistes de Yougoslavie. A 27 ans, il est le plus jeune membre du comité central du Parti Communiste Yougoslave. A 28 ans, il est élu député au Parlement monténégrin, et à 29 ans, en 1991, nommé Premier ministre du Monténégro. Au sein du Parti communiste yougoslave, lors de la reprise en mains du parti par Milošević, il est surnommé Milo Britva – « Milo le couteau » – tant son soutien au président serbe est total. Au cours de la guerre civile de 1992-1995, il encourage ses soldats qui vont aider les Serbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, notamment lors du siège de Dubrovnik par les réservistes monténégrins. Mais, après 1995 et les accords de Dayton, il sent le vent tourner et abandonne son mentor Slobodan Milosevic pour adopter une attitude de neutralité pro-occidentale : « c’est un homme dépassé », dit de lui Djukanović.
En octobre 1997, il se présente contre son ancien ami Momir Bulatović, pro-serbe, et est élu Président de la République fédérée du Monténégro avec 50,8% de suffrages. Devenu maître du pays, il se tourne vers l’Occident et, lors des bombardements de la Serbie et du Kosovo par l’OTAN en 1999, il ouvre toutes grandes les frontières du Monténégro pour laisser entrer des dizaines de milliers de réfugiés albanais du Kosovo ainsi que des opposants serbes, dont son vieil ami Zoran Djindjić, futur Premier ministre de Serbie (assassiné en 2003). Trois mois plus tard, il propose de transformer la Fédération en une vague communauté de deux entités égales, et vise l’intégration européenne. Mais, homme d’affaires avisé, il est rattrapé en 2000 par ses liens avec la mafia italienne des Pouilles (Sacra Corona Unita), qui œuvre dans le trafic de cigarettes, de voitures et de travailleurs immigrés entre le Monténégro, l’Albanie et les Pouilles . L’enquête du parquet de Bari, en Italie, sur son implication personnelle dans un gigantesque trafic de cigarettes mène à son inculpation en 2000. Pour échapper aux foudres de la justice italienne, il abandonne la présidence de son pays, cédée à Filip Vujanović, pour redevenir Premier ministre en janvier 2003.
Mais l’opinion publique française, et occidentale en général, est très peu au fait de l’actualité dans les Balkans, et notamment des affaires monténégrines. Mes amis et moi avions par des publications et des manifestations alerté le public encore l’an dernier sur le caractère autoritaire de Djukanovic, mais ces événements avaient rencontré peu d’échos dans la presse officielle française. Celle-ci a intérêt à garder secret ce qui se passe actuellement au Monténégro pour plusieurs raisons :
– étant un pays laïc, la France ne peut comprendre l’adhésion à un mouvement religieux. Donc la lutte d’un peuple entier pour défendre ses églises ne peut être comprise dans le pays le plus sécularisé au monde, la France.
– c’est toujours le deux poids deux mesures qui régit les affaires internationales, notamment en ce qui concerne les Balkans. Alors que les médias grand public se font fort de critiquer l’autoritarisme d’un Loukachenko, car la Biélorussie est frontalière avec la Russie, il ne faudrait surtout pas évoquer que le dernier apparatchik communiste des Balkans, Milo Djukanović, a perdu la majorité au Parlement à l’automne dernier, car le Monténégro se trouve dans la sphère occidentale, déjà l’OTAN et bientôt l’UE.
– mais surtout, et notamment pour les leaders d’opinion en France, qui suivent les Balkans depuis trente ans, toute mise en relief d’une information qui viendrait à montrer qu’un de leurs chouchou n’ait plus la majorité, démontrerait que toutes les informations qu’ils ont distillé depuis trente ans était faux. Donc avouer qu’il se sont trompés et tout leur édifice explicatif tomberait comme un château de cartes (comme sur le exactions au Kosovo-Métochie par exemple).
A part les élections à Nikšić, une grande attention a été portée dans les médias locaux à la présence du Premier ministre Krivokapić à l’enterrement de l’Evêque orthodoxe de l’Eparchie Zahum-Herzégovine, Monseigneur Anastasije. De quelle façon vous analysez la stratégie du Premier ministre?
Le premier ministre du Monténégro, Zdravko Krivokapić a été présent le 6 mars aux obsèques de l’Evêque ortodoxe de l’Eparchie Zahum-Herzégovine, Monseigneur Anastasije Jevtić. Bien qu’il ait déclaré que c’était une visite privée, la délégation, avec plusieurs autres ministres du gouvernement monténégrin montre que c’était une visite quasi officielle dans la République serbe de Bosnie, une des deux entités de l’état limitrophe du Monténégro, la Bosnie-Herzégovine. Cet ingénieur de formation était rentré tardivement en politique en 2019, par réaction à la volonté de Milo Djukanović de spolier les biens de l’Eglise orthodoxe serbe du Monténégro. Krivokapić avait participé aux longues processions de l’année 2020 et avait même créé un rassemblement d’intellectuels sous le Collectif «Nous n’abandonnerons pas le Monténégro», s’opposant aux mesures autoritaires et anti-libérales du Président monténégrin.
En se déplaçant à Trebinje, dans la République serbe de Bosnie-Herzégovine, ce chrétien-démocrate a voulu signifier son soutien fervent à l’Eglise orthodoxe serbe, retournant ainsi l’ascenseur. En effet, durant la campagne électorale au Monténégro qui l’a mené à la victoire à l’automne 2020, l’Eglise orthodoxe serbe et le métropolite Amfilohije du Monténégro s’étaient engagés clairement pour Krivokapić. A tel point que le premier geste du nouveau Premier ministre du Monténégro avait été de se rendre à l’Eparchie baiser la main du mitropolite Amfilohije, lequel avait été même consulté pour la nomination des ministres.
Par ce geste, Krivokapić se place ainsi dans la droite ligne de la grande famille démocrate chrétienne européenne. Il veut aussi prendre le contrepied de pratiques népotistes de Milo Djukanović, mettant fin à trente ans de pouvoir du DPS (Parti Démocrate socialiste) marqués par une forte corruption.
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