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Monténégro: l’Etat-fantôme de l’OTAN bientôt dans l’UE


Monténégro: l’Etat-fantôme de l’OTAN bientôt dans l’UE
Affiche de campagne du Premier ministre Djukanovic, 2016. Sipa. Numéro de reportage : AP21962565_000001.

Le Monténégro, micro-Etat de 670 000 habitants et 14 000 km2, coincé entre le massif des Balkans et la mer Adriatique, est l’exemple même de l’échec des politiques d’élargissement menées par l’UE en Europe de l’Est. Soutenu à bout de bras par une UE qui lui a légué l’euro dès 2002, intégré à l’OTAN en janvier de cette année, le Monténégro est néanmoins en proie à tous les désordres. Dirigé depuis plus de quinze ans par Milo Djukanovic, trafiquant de cigarettes notoire poursuivi par plusieurs justices européennes, divisé entre Monténégrins, Serbes, Bochniaques (Musulmans bosniaques) et Albanais, le Monténégro est convoité par les appétits grandissants de la Russie et des Etats-Unis. Voilà ce qui attend la Catalogne, l’Écosse ou la Corse qui, en voulant se séparer, risquent d’être entraînées dans une spirale infernale…


Un simple coup d’œil à ce tableau permet de constater que cette indépendance, acquise d’extrême justesse avec 55,5% des voix au référendum du 3 juin 2006 – Bruxelles avait exigé une « majorité qualifiée » de 55% pour éviter les contestations – n’aurait pu être obtenue sans le soutien des partis politiques représentant les minorités albanaise, bochniaque (Musulmans de Bosnie), croate et turque, qui constituent à elles quatre 18% de la population. L’imam, chef des musulmans du Monténégro, avait écrit pendant la campagne une lettre au Président Milo Djukanovic l’assurant du vote à 100% de la communauté musulmane (Albanais, Bochniaques et Turcs). Ce soutien massif n’a certainement pas été accordé sans conditions : quel sera le prix à payer par le pouvoir à l’avenir pour ce soutien ?

Diktat des minorités musulmanes

En outre, ce vote s’est déroulé dans des conditions juridiques très contestables : au cours de la période préélectorale, des dizaines de milliers de Monténégrins vivant à l’étranger ont été enregistrés sur les listes d’électeurs, alors que ce droit a été refusé à 350 000 de leurs compatriotes vivant en Serbie, ce qui aurait très vraisemblablement changé l’issue du vote. Selon Nicholas Wood du « New York Times », « Les chiffres de la police des frontières indiquent que la diaspora monténégrine a joué un rôle décisif dans le succès du référendum. Quelques 16 000 Monténégrins de l’étranger sont rentrés trois jours avant le scrutin, un nombre égal à 3% du total des électeurs». Plus de 160 vols gratuits, la plupart en provenance des Etats-Unis, ont amené sur place un grand nombre de votants albanais .

Le Monténégro constitue un cas d’école dans les Balkans. De majorité traditionnellement chrétienne orthodoxe, ses habitants se sont longtemps considérés comme faisant partie de la nation serbe, tout en étant aussi Monténégrins. La scission à l’intérieur de cette majorité est récente, le référendum de 2003 étant encore favorable à l’union avec les Serbes au sein de la Serbie-Monténégro fédérale. Enfin, la population musulmane, qui représente environ 16 % de la population, est divisée entre ceux qui se considèrent comme une minorité bochniaque et demandent leur rattachement à la Bosnie-Herzégovine, et ceux qui se considèrent comme une minorité albanaise et demandent leur rattachement à l’Albanie voisine.

Milo Djukanović, l’homme fort

Né en 1962 à Nikšić, dans le centre du Monténégro, Milo Djukanović offre le profil type d’un ancien cadre communiste reconverti dans le nationalisme. Ancien basketteur, après de brillantes études en économie à l’université de Titograd, il se fait remarquer très vite par son dynamisme, son physique avantageux (1m 94) et ses qualités d’orateur. A 24 ans, il est membre de la présidence des Jeunesses socialistes de Yougoslavie. A 27 ans, il est le plus jeune membre du comité central du Parti Communiste Yougoslave. A 28 ans, il est élu député au Parlement monténégrin, et à 29 ans, en 1991, nommé Premier ministre du Monténégro. Au sein du Parti communiste yougoslave, lors de la reprise en mains du parti par Milošević, il est surnommé Milo Britva – « Milo le couteau » – tant son soutien au président serbe est total. Au cours de la guerre civile de 1992-1995, il encourage ses soldats qui vont aider les Serbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, notamment lors du siège de Dubrovnik par les réservistes monténégrins. Mais, après 1995 et les accords de Dayton, il sent le vent tourner et abandonne son mentor Slobodan Milosevic pour adopter une attitude de neutralité pro-occidentale : « c’est un homme dépassé », dit de lui Djukanović.

En octobre 1997, il se présente contre son ancien ami Momir Bulatović, pro-serbe, et est élu Président de la République fédérée du Monténégro avec 50,8% de suffrages. Devenu maître du pays, il se tourne vers l’Occident et, lors des bombardements de la Serbie et du Kosovo par l’OTAN en 1999, il ouvre toutes grandes les frontières du Monténégro pour laisser entrer des dizaines de milliers de réfugiés albanais du Kosovo ainsi que des opposants serbes, dont son vieil ami Zoran Djindjić, futur Premier ministre de Serbie (assassiné en 2003). Trois mois plus tard, il propose de transformer la Fédération en une vague communauté de deux entités égales, et vise l’intégration européenne.

… rattrapé par la justice mais plébiscité

Mais, homme d’affaires avisé, il est rattrapé en 2000 par ses liens avec la mafia italienne des Pouilles (Sacra Corona Unita), qui œuvre dans le trafic de cigarettes, de voitures et de travailleurs immigrés entre le Monténégro, l’Albanie et les Pouilles . L’enquête du parquet de Bari, en Italie, sur son implication personnelle dans un gigantesque trafic de cigarettes mène à son inculpation en 2000. Pour échapper aux foudres de la justice italienne, il abandonne la présidence de son pays, cédée à Filip Vujanović, pour redevenir Premier ministre en janvier 2003.

Vainqueur au référendum du 21 mai 2006, ainsi qu’aux législatives de septembre 2006, Milo Djukanović obtient l’indépendance complète du Monténégro, reconnue par l’ONU le 3 juin 2006. Il présente aussitôt la candidature du nouvel Etat à l’OTAN, à l’OSCE, à l’OMC, et surtout à l’Union Européenne, avec laquelle est signé un accord de rapprochement : l’objectif est l’ intégration en 2012.

En octobre 2006, Milo Djukanović, âgé de 44 ans, mais qui a déjà été quatre fois Premier ministre et trois fois Président de la république, démissionne pour se consacrer aux affaires -cabinet de conseil en privatisations-, tout en restant à la tête de sa formation politique, le « Parti Démocratique des Socialistes » (PDS). Il redevient Premier ministre le 20 février 2008.

Trafic de cigarettes et lobbying au Congrès américain

Selon « Le Monde », « dans les conclusions déposées en 2007 par les magistrats italiens de Bari, le Premier ministre du Monténégro apparaît comme l’homme-clé de l’organisation de contrebande de cigarettes qui, entre 1994 et 2000, arrosait de nombreux pays d’Europe à partir du Monténégro. (…). Il est notamment accusé d’avoir concédé à un trafiquant notoire, le Suisse Franco Della Torre, une licence d’importation de 1000 tonnes de cigarettes par mois. L’enquête a montré une forte et constante coopération entre mafia monténégrine et celle des Pouilles, la Sacra Corona Unita » .

D’énormes quantités de cigarettes de marque Philip Morris et British American Tobacco, dont les sièges sont respectivement installés à Neuchâtel et à Boncourt (Jura suisse) quittaient la Suisse en toute légalité, généralement à destination d’Amsterdam ; de là, elles étaient officiellement importées par le Monténégro par l’intermédiaire de la société de transit publique Zetatrans. Neuf personnes ont été arrêtées et un mandat d’arrêt a été lancé contre Stanko Subotić dit « Cane », l’un des plus proches amis de Djukanović. Selon le rapport des juges italiens, Subotić, qui a entretemps disparu, était spécialisé dans le blanchiment d’argent sale et par le transfert de cet argent dans des banques de Chypre.

« Une question de survie »

Le plus surprenant est que Milo Djukanović a lui-même reconnu en 2003 que le commerce de cigarettes avait assuré une bonne partie du budget monténégrin au temps des sanctions internationales contre l’ex-Yougoslavie (1992-1998) et de son opposition à Slobodan Milošević, à partir de 1996. C’était, selon lui, « une question de survie » pour l’économie de son petit pays. Certes, les trafics à grande échelle ont cessé depuis 2002, mais, selon la journaliste Milka Tadić, de l’hebdomadaire d’opposition Monitor, « l’argent sale des années 1990 refait surface et étouffe l’Etat et la société » . On voit ainsi apparaître une classe de nouveaux-riches dominant la société monténégrine et colportant des valeurs de profit immédiat et de prévarication.

L’ombre d’un doute

Selon le journaliste David Binder, perspicace observateur des Balkans depuis quarante ans, Milo Djukanović, dans son combat pour l’indépendance, bénéficiait du soutien de personnalités politiques américaines. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire serbe Evropa le 7 juin 2005, il citait le sénateur Mitch McConnell du Kentucky – « l’Etat du tabac » – un des leaders du Parti républicain, qui aurait été depuis 1990 le plus puissant allié de Djukanović en Amérique, parmi d’autres sénateurs et membres du Congrès. Parmi les ONG, le principal appui était fourni par Janusz Bugajski, du Centre pour les Etudes stratégiques et internationales de Washington. Djukanović bénéficiait également du soutien de Jack Abramoff, surnommé « l’homme qui a acheté Washington », impliqué dans un énorme scandale financier aux Etats-Unis. L’un des partis d’opposition au Monténégro, Narodna Stranka (Parti populaire) a dévoilé en janvier 2006 qu’il a été durant huit ans le principal lobbyiste aux Etats-Unis du président monténégrin Milo Djukanović. Abramoff avait notamment pour mission de présenter, aux instances politiques et aux media américains, le Monténégro comme un pays avancé sur le chemin de la démocratie et des droits de l’homme – contrairement à la Serbie qui stagnerait dans la dictature – ainsi que de contester l’identité millénaire serbe des Monténégrins.

Lorsque des procédures judiciaires contre Djukanović ont été lancées non seulement en Italie, mais aussi en Allemagne et aux Etats-Unis, le doute sur l’opportunité d’un tel allié s’est réellement installé dans l’esprit des dirigeants américains.

Entre Russie et États-Unis

Depuis le début du mois d’octobre 2015, de violentes manifestations menées par l’opposition déstabilisent le gouvernement de Milo Djukanović. Rassemblant plusieurs partis pro-serbes, elles ont pour mots d’ordre la transparence et la dénonciation de la corruption du Front démocratique au pouvoir. Le gouvernement a décidé dès le 17 octobre de réprimer violemment le mouvement, choisissant la fuite en avant. Après plus de trois semaines de fortes manifestations, les autorités de Podgorica ont accusé et mis en prison deux des principaux leaders de l’opposition, choisissant ainsi la manière forte.

Les protestataires refusent les négociations actuelles sur l’entrée du pays dans l’Otan. Bombardée par cette même institution militaire en 1999, une partie de l’opinion monténégrine refuse l’intégration à marche forcée et sans débat, ni parlementaire ni citoyen, dans le Pacte atlantique. Par ailleurs, ce conflit montre bien que le clivage entre le tiers de Serbes, regroupés à l’ouest et au nord du pays, et les Monténégrins et les Albanais, soutiens du gouvernement résidant au centre et au sud-est, devait finir par refaire surface neuf ans après une indépendance mal digérée par la minorité la plus nombreuse, les Serbes (32 % de la population). Enfin, l’usure du pouvoir devait bien aboutir à cette grogne sociale et identitaire. Milo Djukanović, arrivé très tôt en politique, a été président dès 1997, et en est à sa quatrième charge de premier ministre ! Très lié au lobby cigarettier américain (Philipp Morris et British American Tobacco), Djukanović a été poursuivi par des tribunaux italiens pour trafic de cigarettes mais, soutenu par les Etats-Unis, il s’en est toujours sorti indemne.

En fait, ces remous internes au Monténégro ne sont que la conséquence logique du jeu qui oppose la Russie aux États-Unis. La Russie avait, dans les années suivant l’indépendance de 2006, effectué des investissements très fructueux, que l’on a présenté au troisième paragraphe de ce chapitre. Mais cette toute-puissance russe a été gravement affectée par les sanctions que les autorités de Podgorica ont votées en 2014, à la suite de leur mentor états-unien ; depuis, on assiste à une fuite massive des capitaux russes.

Bienvenue dans l’OTAN

Les Etats-Unis se sont engouffrés dans la brèche en accentuant en 2015 leur pression sur le gouvernement de Djukanović pour qu’il intègre l’Otan. La Maison Blanche avait déjà, depuis de nombreuses années, obligé le Monténégro à abandonner ses équipements militaires liés au Pacte de Varsovie, réduisant par exemple sa flotte navale à la portion congrue -un seul patrouilleur en tout et pour tout. C’est donc logiquement que, le 2 décembre 2015, l’Otan a « invité » le Monténégro à rejoindre l’Alliance atlantique, ce qui signifie son intégration à la mi-2017. . Le Pacte atlantique est perçu par le gouvernement monténégrin philo-occidental comme « la garantie la plus fiable pour les investisseurs » et le seul moyen d’assurer la sécurité. Mais la Russie, voyant là lui échapper un point d’appui en mer Adriatique et une nation toujours très proche de ses positions diplomatiques, a vite réagi. Vladimir Poutine a annoncé, dans les jours suivant la décision de l’OTAN, l’arrêt de l’ensemble des échanges commerciaux avec les entreprises monténégrines; il imposait également aux tours-operators russes de ne plus envoyer de touristes sur la côte monténégrine. La guerre froide ne fait que continuer!

Un Etat-croupion en Europe

Le nouveau Monténégro, qui se définit lui-même comme un Etat indépendant et souverain, mais qui n’a toujours pas depuis l’indépendance de système légal, est une caricature d’Etat. Dans le vide juridique créé par l’indépendance, s’engouffrent les oligarques russes et les trafiquants internationaux, pour lesquels le micro-Etat est une proie rêvée et facile. De plus, il risque dans l’avenir d’être dépecé, la minorité ethnique albanaise à l’Est souhaitant rejoindre le Kosovo et l’Albanie voisine, tandis que les Bochniaques du Sandjak au Nord veulent retrouver leurs « frères » de Bosnie-Herzégovine et de Serbie. Pourtant, bénéficiant de l’appui de l’Occident pour s’être séparé de la Serbie, cet Etat-croupion sera rapidement admis dans l’OTAN (décembre 2016) et dans l’Union Européenne (ouverture des négociations d’adhésion en juin 2012; introduction de l’euro dès 2002 alors que le pays n’est même pas membre de l’UE!). Mais on reste coi à l’idée qu’un jour, grâce au système de la présidence tournante, un homme aussi corrompu que Milo Djukanović, inculpé devant les tribunaux italiens, allemands et américains, soit Président de l’Europe unie pour six mois…



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Spécialiste des Balkans

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