Montaigne, esprit sans loi


Montaigne, esprit sans loi

montaigne portrait manent

Il n’y a pas que la bonne chère ni la fête dans la vie. On peut aussi trouver de la joie à penser, simplement penser. Et à penser simplement un objet complexe. Il faut beaucoup de talent pour rendre d’accès facile une pensée difficile. C’est la marque d’un vrai respect à l’égard des lecteurs. Ainsi en va-t-il du Montaigne, la vie sans loi, de Pierre Manent : on ressort content de sa lecture, ébloui, repu. Voilà un livre de philosophie qui se présente avec la même franchise que les Essais, à visage découvert, ennemi des postures où le creux se dissimule sous l’alambiqué.

Récemment, on a écrit beaucoup sur l’homme à la tour, depuis Un été avec Montaigne, d’Antoine Compagnon (Ed. des Equateurs, 2013.), à Comment vivre, une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse, de Sarah Bakewell (Albin Michel, 2013.), en passant par une myriade d’articles commis, sous le sceau de l’érudition, par des spécialistes. L’ouvrage de Pierre Manent tranche avec ces efforts : il vise moins à traiter tel ou tel aspect des Essais qu’à démontrer en quoi Montaigne a inauguré la modernité politique. Ce n’est pas vraiment étonnant de la part de Manent, fidèle disciple de Raymond Aron. La manière mérite donc d’être soulignée dès l’abord : simplicité, clarté, rigueur, rien de scolaire, nul pédantisme. En quoi Pierre Manent suit la leçon de Montaigne, pour qui « la difficulté est une monnaie que les savants emploient comme les joueurs de passe-passe pour ne découvrir l’inanité de leur art ». Cette netteté du trait participe grandement à la volupté de la pensée en marche. Car c’est de cela qu’il s’agit : arpenter des problèmes de fond en compagnie des lecteurs, réfléchir à haute voix avec la volonté constante de se faire bien comprendre. Il y a de l’hospitalité, de la courtoisie dans cette démarche. Et même du sourire, quand Manent s’amuse des petites ruses de Montaigne pour faire passer la pilule de ses convictions iconoclastes sous une orthodoxie de façade.[access capability= »lire_inedits »]

Quels problèmes de fond ? À la base, celui qui touche aux rapports entre la parole et l’action. De cette radicale distinction opérée par l’auteur des Essais, date le grand tournant de la Renaissance. Une distinction si radicale qu’elle signe l’avènement de la littérature. Montaigne sait parfaitement qu’aucune singularité ne justifie qu’il consacre tout un livre à parler de lui. Il se prétend de l’humaine condition, sans faits d’armes particuliers ni qualités éminentes. Ce sont, par tradition, les hommes de pouvoir qui racontent leur vie. Ou des témoins qui en rendent compte. Montaigne ne raconte pas la sienne. Il ne dispose d’aucune autorité qui la rendrait digne d’attention. Mieux : la parole, chez lui, ne sert fondamentalement à rien. Etrangère à l’éloquence, qui cherche à persuader pour peser sur le monde, elle se déploie sans appétit de convaincre. À la différence des philosophes grecs, Socrate au premier chef, Montaigne ne se donne pas pour but d’offrir un discours utile à l’amélioration de soi. Chez lui, le « Connais-toi toi-même »  n’a pas pour visée le perfectionnement de son âme mais la connaissance de soi qui délivre des illusions, en particulier sur les mérites qu’on s’attribue indûment − la bonté, entre autres. Ou qui délivre du pli des coutumes. Quitte à suivre une coutume, il entend s’y plier en toute connaissance de cause, ou suivre celle qu’il se donne. Pensant par lui-même, il refuse tout patron. Pas de lois venues d’ailleurs, telle est sa loi.

Dans cette même logique, à la différence de la religion chrétienne, voire de toute religion, le discours qu’il produit n’aspire d’aucune façon au salut de son âme, ni de la nôtre. Le scepticisme qu’il professe, hérité du pyrrhonisme, va dans ce sens : comme on ne sait rien de l’au-delà, il est vain d’en imaginer les jouissances et les châtiments. Tout fait doute : gardons-nous des dogmes.

Pierre Manent chemine dans les Essais d’un pas sûr en éclairant de multiples points, tous cardinaux. Il interroge longuement l’idée de nature chez Montaigne, notamment ce qu’on appelle sa « forme maîtresse », pierre de touche des considérations que celui-ci nous livre, fondées sur sa seule expérience. Notons d’ailleurs que Montaigne s’inscrit là au moyeu de la Renaissance. Un Ambroise Paré, grand homme aujourd’hui méconnu, fondait son savoir exactement de la même manière, tout comme, à l’instar de Montaigne, il publia ses œuvres en français. Ils avaient le même public : ni les sages, ni le petit peuple, mais, pour reprendre les termes de Manent, « la classe moyenne des liseurs de livres », alors en gestation. Et Manent relève à bon escient qu’aux trois ordres traditionnels, l’Église, la noblesse, le peuple, vient s’ajouter la magistrature, cœur de ce public nouveau auquel Montaigne s’adresse et qu’il contribue à créer.

De là, glissons vers les rapports entre la justice et la loi, occasion de superbes ouvertures sur les Pensées de Pascal. D’où provient la loi ? D’où tire-t-elle son efficacité ? De la raison ? De la justice sur laquelle elle est censée reposer ? De la force ? N’est-ce pas plutôt, comme le suppose Montaigne, de son « fondement mystique » ? Autant d’hypothèses qui appellent autant de développements et qui, évidemment, forment le cœur de ce Montaigne, la vie sans loi, dont le  sous-titre trouve son explication dans les dernières pages, où se révèle le « secret lumineux des Essais ».

Cette présence d’un secret dénote une forme d’enquête au long de laquelle Manent nous entraîne par monts et par vaux tout en suivant la ligne qu’indique le sous-titre. On découvre, chemin faisant, divers points de vue relatifs au sort de la raison chez Montaigne, à sa « science du sujet » comparée à celle de Rousseau, à la servitude volontaire selon La Boétie, à la société des Cannibales régie par le sens de l’honneur sous l’égide d’une liberté magistrale,  à la politique, bien sûr, où les commentaires sur Montaigne côtoient les conceptions de Platon, d’Aristote, de Machiavel, de Montesquieu, de sorte qu’au final l’ensemble constitue une approche non seulement philosophique, mais anthropologique. On n’est pas, pour goûter l’ouvrage, obligé d’être un spécialiste de Montaigne, ce philosophe d’un nouveau genre qui, d’après Pierre Manent, incarne la philosophie conçue comme « l’art général de vivre selon la nature ». Voilà une formule énigmatique dont la densité s’éclaire au terme d’un brillant parcours auquel, peut-être, une suite sera donnée. Espérons-le.[/access]

Pierre Manent, La Vie sans loi, Flammarion.

* Photo: ANDRE MICHEL/BIBLIOTHEQUE NATION.00222119_000006

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Qui a dit que le diable n’existait pas?
Article suivant Helena Costa, avant-gardiste du foot français
Universitaire, romancier et essayiste

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération