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Monsieur myself

Pourquoi Stendhal a-t-il détrôné Hugo ?


Monsieur myself
Portrait de Stendhal par Ducis, 1835 DR.

En 2019, Régis Debray nous régalait, et nous régale toujours, avec un livre intitulé Du génie français. Pourquoi Stendhal a-t-il détrôné Hugo ? Et que nous dit le premier de ce que nous sommes aujourd’hui ? Pour le savoir, il faut vite lire ou relire ce petit grand livre aussi instructif que drôle, dans cette veine qui caractérise Monsieur Debray, où la cruauté du constat est contrebalancée par une écriture joyeusement ironique.


« Monsieur Myself » est le titre du chapitre III de l’essai de Régis Debray, et fait entendre la concordance des temps entre les trois égotistes Lucien Leuwen, Fabrice del Dongo et Julien Sorel et le semi-autiste d’aujourd’hui qui déambule dans les rues, casque vissé sur la tête, ou oreillettes blanches pendouillant sous les lobes, et vous bousculant sans même s’excuser. « [Les personnages de Stendhal] sont jeunes, n’ont pas d’enfants, pas de famille, et, interdits de vieillissement, nous quittent en trois lignes. » Le jeunisme, avec lui, est en marche : « Vitamine C pour une société vieillissante qu’est la nôtre. Et que ça saute ! Fouette, cocher ! » Son style dont lui-même dit qu’il est « trop abrupt, trop heurté », « déplaît à son époque et enchante la nôtre. Raccourcis, ellipses, télescopages, ce décousu main est devenu standard. » (…) On « veut du brut, du cash et du leste ».

Stendhal, Balzac, Hugo

Balzac à côté est pesant ; ses descriptions n’en finissent pas. Qui n’a pas sauté quelques pages où un bahut était ausculté avec une minutie soporifique ? « Chez Beyle, les passages à sauter, il les saute lui-même » ! Et, contrairement à Hugo que les malheurs du monde – esclavage, peine de mort, travail des enfants – affectent, Stendhal n’en a cure : « Il est un Français léger, sociable, spirituel. » (…) « Son destin aura été de se libérer de l’Histoire comme destin. Croyant porter Napoléon aux nues, il hissait Fabrice sur le pavois. » (…) Et si «  L’Histoire reste nécessaire, c’est comme décor, comme toile de fond ». À l’image de ceux qui aujourd’hui se prennent en selfie devant tel ou tel monument, voire en live lors d’évènements.

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« L’idée qu’une personne ne saurait se réaliser qu’en participant à un collectif qui le dépasse et l’exprime à la fois – parti, église, classe, nation ou Internationale – et que c’est alors qu’elle devient libre, est à présent une idée dangereuse et son improbable avocat, l’idiot utile d’un goulag en chantier. Être libre, dorénavant, c’est couper les attaches ». Julien, Fabrice et Lucien sont les précurseurs de l’injonction de notre temps : « Deviens un autoentrepreneur, fais-toi un nom, un magot et un programme avec tes initiales ». Le passage où Régis Debray égrène tous les vocables qui commencent par auto est un répertoire historique et jubilatoire : « Entre l’autodétermination en alibi et l’autocratie en repoussoir, nous courons tous après l’autonomie en politique, l’autobiographie en librairie, l’autofiction en fin du fin (…) l’automobile à la campagne (my car is my castle) l’autoérotisme à demeure (il est sain de se masturber) ». Et ce n’est pas fini ! L’auto-engendrement de soi-même n’a pas de limites. « L’autiste conversationnel a besoin des autres pour converser avec lui-même », ce qui fait que « là où Balzac décrit et Flaubert s’efface, Stendhal se raconte ».

Quand le singulier se substitue au pluriel

Le singulier se substitue au pluriel, même si l’individualiste actuel n’est pas forcément singulier… Toujours est-il que notre fin limier s’interroge : « D’où vient que le titre qui marche est au singulier, le pluriel porte la poisse. Aurélien, oui. Les communistes, non. Jean Barois, oui. Les Thibault, non. Corydon, oui. Les Faux-Monnayeurs, non. L’enfance d’un chef, oui. Les chemins de la liberté, non. Knock, oui. Les Hommes de bonne volonté, non. Etc. » C’est que la « story » a remplacé l’Histoire. Dès lors, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, les Châtiments et les Orientales ne sont plus de saison. Que voulez-vous, le peuple fait populiste et le public qui le remplace est au spectacle.

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Les quelques pages consacrées à Victor Hugo sont – on s’en sera douté – à l’avantage de l’ogre de Guernesey. « Stendhal réduit l’homme à l’individu, Hugo voit l’homme à travers l’individu. » C’est la fameuse « ouverture de compas », si chère à Régis Debray, qui manque au « spectateur dégagé » que fut Henri Beyle et dont on apprend, par ailleurs, qu’il n’aimait pas la France. L’Italie vous avait tout de même une autre luminosité… Enfin, notre philosophe écrivain lui porte le coup de grâce : « Quatre-vingt-treize, qui dit le tout de la Révolution, c’est tempête sous un crâne. La vie de Henry Brulard, c’est plus cosy et peut se lire au lit. » A notre époque qui a substitué la couette ouatée à la couverture un peu rêche et le jeune loup solitaire à une communauté de destin, Stendhal se porte évidemment bien mieux que Victor Hugo.

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Professeur de lettres modernes à la retraite, ayant enseigné dans le 93.

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