Si comme notre collaboratrice vous avez la tentation de trouver une rime à Monocules, honte à vous. Les Monocules ne sont pas ce que vous pensez, et la Géographie des peuples fabuleux d’Olivier Philipponnat est là pour vous éclairer.
Les Monocules sont ces créatures au-delà de l’Éthiopie, « gros, forts, anthropophages », à « l’œil étincelant comme une escarboucle », et qui ne doivent leur existence qu’à une traduction erronée du nom « Monocoles », autres individus fabuleux, adaptés à un désert écrasé de soleil et dont « ils pouvaient se protéger à tout moment à l’ombre de leur pied énorme, tout en se couvrant le visage de leurs oreilles ».
Mais peut-être avez-vous plus d’affinités avec les Wâkwâk, habitants de la mythique Cipango, qui « étaient si riches que leurs chiens tiraient sur des chaînes en or » ? Ou les Cattuzes, les Helluses, les Gogs et les Magogs – j’ai désespérément cherché Pédagogs dans l’ouvrage d’Olivier Philipponnat, il faut croire que malheureusement leur existence est avérée.
Alors à chacun son peuple imaginaire ? Oui et non, car comme l’explique Olivier Philipponnat, « une chose est de balayer une chimère, une autre est d’en comprendre l’origine ».
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Alors oui, c’est un livre pour intellectuels qui ont le temps et qui ont pratiqué en amont le Dictionnaire des lieux et pays mythiques paru chez Bouquins il y a dix ans — ou le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel (2001). Si les thèmes principaux (l’écoumène, l’Inde, la Patagonie ou encore le cannibalisme, la pureté ou la dangerosité) incitent à un déroulé chronologique et linéaire, il est bien plus divertissant de passer d’un nom l’autre, de voir comment sont nés le monstre et la fable qui lui donne vie, passer d’un monde à l’autre, de Pline l’Ancien à Mandeville, du Mahâbhârata à l’Ecuador d’Henri Michaux. Non, il n’y a pas de carte, pas de dessins, pas de croquis et c’est au lecteur de se figurer ce que Marco Polo, Jean de Léry ou Hésiode visualisaient en décrivant ces peuples imaginaires. Mais là est la beauté du geste car « acta est fabula ». La pièce est jouée, les dés sont jetés, et la réalité s’ancre dans l’imaginaire.
Cette géographie, ce petit défi « surréaliste », sont bien plus signifiants que toute étude sociologique. « La science ne vaccine pas contre l’erreur ; au contraire, elle la favorise ». Elle favorise aussi sa parodie, par exemple via « Gustav Jäger (1832-1917), médecin hygiéniste et naturaliste, (qui) prétendit même reconnaître à l’odorat un Aryen mâtiné d’une seule goutte de sang juif… »
L’Autre, qu’il soit espagnol, japonais, papouasien ou « juif rouge », n’est qu’une façon de nous définir nous-mêmes. Leurs « formes bizarres trahissent les fantasmes et préfigurent les préjugés que l’on continuera à concevoir sur les peuples étrangers ». C’est bien notre univers mental qu’enrichit cet ouvrage sans précédent. Ce sont les limites de notre représentation que son effeuillage repousse. Le « vivre-ensemble » qui n’est qu’un signifiant privé de signifié ne peut conjurer les déchirements et les conflits. Et puisque nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles, comme disait Valéry, il importe de travailler notre masque d’Agamemnon — autre fable inventée par Heinrich Schliemann en 1876. Sous quelle fable les sociétés futures nous rêveront-elles ? Celle d’individus aux yeux crevés, obèses et au popotin démesuré ? « Qui voudra croire alors que nous avons réellement vécu ? » demande avec pertinence et provocation Olivier Philipponnat.