On nous répète que plus rien ne sera comme avant. Le philosophe Marcel Gauchet en doute. L’exécutif ne sachant plus à quels saints se vouer, dès que le virus aura le dos tourné, le règne des économistes risque de succéder au gouvernement des médecins. Et le conformisme libre-échangiste de reprendre de plus belle.
Causeur. Depuis le début de l’épidémie, qu’avez-vous appris sur notre société ? Les hyperindividus que nous sommes peuvent-ils se muer en peuple discipliné et en quelque sorte kantien ?
Marcel Gauchet. Jusqu’à présent, je n’ai rien appris sur le fond que je ne savais déjà – cela peut évidement changer dans la suite. J’ai eu plutôt la confirmation de choses que je croyais discerner, mais dont je reconnais qu’elles n’étaient pas évidentes. Cela dit, c’est une chose que d’entrevoir la fragilité du fonctionnement de nos sociétés dans l’abstrait et c’en est une autre que de la voir étalée sous nos yeux ! La perception aiguillonne la réflexion.
Je n’ai jamais pensé que l’« hyperindividualisme » épuisait la description de la situation. L’individualisation ne se sépare pas d’une contradiction très profonde dans les attentes des individus. Ils sont portés, certes, à donner une priorité absolue à leurs libertés personnelles, mais ils veulent aussi être traités comme des égaux qui comptent autant les uns que les autres dans leur communauté politique, avec la même règle pour tous. En temps calme, la première dimension prend naturellement le dessus, mais elle met simplement l’autre en sommeil, sans la faire disparaître. Arrive la crise, et la seconde dimension se réveille devant la menace collective. Au stade où nous en sommes, la coexistence des deux est tendue, elle n’ira pas sans accrocs, mais elle ne penche pas dans un seul sens. Vos « hyperindividus » savent très bien, au fond d’eux-mêmes, que c’est à leur société qu’ils doivent leur existence protégée, tellement qu’ils en redemandent ! La vision touristique d’un monde sans frontières, où le vadrouillisme généralisé est de droit, n’empêche pas de compter fermement sur l’affreux État-prison pour rapatrier séance tenante les hurluberlus égarés aux quatre coins de la planète en cas de coup dur.
En somme, seule la peur fait de nous un peuple ? Sauf que visiblement nous n’avons pas assez peur pour devenir chinois…
Il n’y a pas que la peur pour nous le rappeler. Souvenez- vous du 11 janvier 2015. La colère et le refus de plier devant la menace ont révélé alors la même capacité intacte de faire peuple. Mais notre mode de vie est un anesthésiant majeur à cet égard, à tel point qu’on peut se demander s’il serait possible d’incorporer un peu de cette puissance dans la marche habituelle de nos sociétés. Cet équilibre me semblerait préférable au modèle chinois, où c’est une autre peur qui sert de rappel : celle du Parti. Elle n’est pas toute l’explication, c’est d’accord. Mais nous n’avons à notre disposition ni l’héritage de la discipline confucéenne ni l’aspiration nationalitaire à une grandeur retrouvée. Il nous reste juste à espérer qu’il existe une troisième voie entre l’anarcho-consumérisme irresponsable et la mobilisation policière.
D’une façon générale, il est vrai que les pays, même démocratiques, où la discipline sociale est plus forte s’en sortent mieux…
Nous ne nous distinguons pas sur ce chapitre, c’est connu. Mais dans l’ensemble, les démocraties occidentales, avec des nuances, n’ont pas fait montre de beaucoup plus de réflexion stratégique et de faculté d’anticipation que nous. Le mal est plus large et plus profond que la vieille indiscipline gauloise.
Du reste, à côté de ces marques extérieures d’indiscipline, on sent surtout monter une envie de s’en remettre au contrôle étatique. Nul ou presque ne conteste le pouvoir des experts ni les suspensions des libertés adoptées pour notre bien. Sommes-nous mûrs pour la soumission volontaire ?
L’expression de « soumission volontaire » est équivoque. Soumission, c’est acceptation d’un commandement dont on n’a pas à discuter ou à comprendre les raisons. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. La situation épidémique rend les motifs de l’action publique très compréhensibles, et nous gardons le droit d’en discuter les modalités. Je parlerais plutôt d’obéissance volontaire et il faut se réjouir que cette dimension reste bien présente dans la tête des citoyens : c’est la base du fonctionnement démocratique. Il est heureux que l’outrecuidance anarchique des droits de chacun à laquelle nous nous étions habitués puisse céder devant le sentiment de la vulnérabilité générale et de ce que nous nous devons les uns aux autres.
Pour Alain Finkielkraut, que nous ayons arrêté l’économie pour sauver
