Chaque coupe du monde ayant lieu tous les quatre ans, elles nous font vieillir de manière terriblement rapide. Un peu comme ces pauvres hères auxquels s’est intéressé Lichtenberg dans un délicieux petit livre, Consolations à l’adresse des malheureux qui sont nés un 29 février : « Après un facile calcul il apparaît que la malheureuse créature qui est née le 29 février, comparées à d’autres hommes, perd au moins soixante-quinze pour cent de ses manifestations de joie au cours de sa vie. Voilà qui est un peu dur. »
« Un peu dur. » Effectivement. La première coupe du monde que j’ai suivie d’un peu près, c’était celle de 78. Je n’avais pas 14 ans. La suivante, en 82, c’était déjà l’année de mon bac. Vous voyez comme ça file. 82, Espagne, cet art si français de la défaite flamboyante, héroïque. Contre l’ennemi héréditaire en plus. Mais là je connais un bon livre pour me rafraîchir la mémoire, celui de mon copain Pierre-Louis Basse, Séville 82. France-Allemagne, le match du siècle (Table ronde).
Je reviens à 1978. La finale Argentine-Pays-Bas. Qui se souvient de Johnny Rep ou de Mario Kempes ?
Ça avait fait des histoires, cette coupe du monde en 78. On se demandait s’il fallait aller jouer chez le général Videla alors qu’on torturait à quelques encablures des stades au nom de la lutte contre la subversion communiste dans le cadre de l’opération Condor. On dit même qu’il y avait eu aussi des entraineurs français pour l’opération Condor. Pas Hidalgo, je vous rassure. Plutôt des spécialistes de la guerre sale, des types qui avaient fait preuve de leur savoir faire pendant la guerre d’Algérie. Ce n’était pas si loin, la guerre d’Algérie, en 1978.
Toujours en 78, figurez -vous que Bernard Pivot, grand amateur de foot par ailleurs, avait été chargé de fournir les joueurs en livres le temps de la compétition. Oui, vous allez encore me traiter de réac, mais je vous parle d’une époque où les footballeurs lisaient. Pas où ils passaient leur temps sur leur smartphone ou leur console pour se détendre en soignant leurs coupes de cheveux qui sont l’équivalent capillaire de la vuvuzela.
Si vous voulez vous faire une idée de la décadence de l’enseignement ou de son impossibilité à contrer l’immense stupidité de l’industrie du divertissement assisté par ordinateur, comparez Rocheteau à Giroud, pas sur le terrain mais juste dans la façon de parler, de se tenir. Ça gagne combien de fois plus qu’un Rocheteau, un Giroud, sinon ? Comme quoi, le pognon…Et allez demander aujourd’hui à un critique littéraire en vue de conseiller des lectures à nos footballeurs de 2014. Soit il éclate de rire, soit il se suicide.
Vuvuzela, puisqu’on en parle. Le seul souvenir que je garde de la coupe du monde de 2010. Avec le bus de Knysna. La quintessence de ce qu’a pu donner la génération Sarkozy. Une grève de milliardaires, de cailleras enrichies et narcissiques. Comme les trois quarts des rappeurs qui développent la même idéologie du fric, de l’ostentation haineuse et du mépris que n’importe quel parvenu de l’économie financiarisée.
Dire qu’on a appelé Knysna une grève. Une grève, on la fait pour soi sans doute, mais aussi surtout pour les autres, comme par exemple celle des cheminots qui se sont battus dans un climat de lynchage généralisé pour qu’il y ait encore quelque chose qui ressemble vaguement à un service public du rail dans dix ans. Ils ont perdu ? Tant pis pour nous. Une grève, ça suppose un minimum de conscience politique. Je reviens à Rocheteau. En 78, en Argentine, il avait fait part publiquement de son malaise à l’idée de jouer dans une dictature. Il avait parlé d’une banderole à déployer sur le terrain. On lui a demandé de se taire, d’arrêter son cinéma. Là, je me demande vraiment si certains joueurs sont simplement au courant de la révolte sociale au Brésil, en ce moment même. Il est vrai qu’avec un Platini qui demande au peuple brésilien d’attendre la fin de la coupe du monde pour se révolter, on ne va pas demander à Hugo Lloris de lire les théologiens de la libération et Don Helder Camara.
Chaque coupe du monde renvoie chacun à sa géopolitique intime. Nous souhaitons tous, enfin je pense, la victoire de la France. D’ailleurs, le dernier qui a dit qu’il souhaitait la victoire de l’Allemagne, ça ne lui a pas porté chance. Mais après, si la France perd, qui a nos faveurs ? C’est là que ça se complique. On a beau aimer le beau jeu, on a nos préférences culturelles, disons. Quand la France n’est plus en course, moi je soutiens ensuite les équipes francophones. Pour aller vite, ici, ce serait la Belgique et l’Algérie qui ont donc joué une manière de derby. La Suisse, c’est fini. Et puis les équipes africaines, la Côte d’Ivoire ou le Cameroun. S’il n’y a plus aucune équipe francophone en lice, les équipes latines, Espagne et Portugal (pas de chance ce coup-ci) ou Italie (malgré la provocation de Materazzi en 2006). Sans compter les équipes d’Amérique du Sud avec ce coup-ci une tendresse pour l’Uruguay qui a le chef d’état le plus sympathique du moment, « Pepe » Mujica, l’homme qui ne possède que sa vieille Coccinelle pour toute fortune, un ancien tupamaros qui pratique pour son peuple l’art hugolien d’être grand-père.
Une dernière chose qui est aussi un signe d’époque. À l’époque où il y avait trois chaînes de télé, on pouvait voir tous les matchs. Maintenant qu’il y en trois cents, on doit se contenter des matchs de l’équipe de France et de quelques autres. Sinon, il faut aller sur une chaîne à péage. C’est un parfait résumé de ce qu’est une privatisation : elle donne le choix au consommateur, la liberté, comme ils disent. La liberté, ok, mais uniquement si le consommateur a les moyens de se la payer.
*Photo : RAZLIKLI/SIPA. 00132596_000001.
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