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Moncef Marzouki, la transgression en politique


Moncef Marzouki

Au lendemain de l’élection tunisienne, l’omniprésence médiatique du parti islamiste Ennahda – certes justifiée par sa victoire incontestable, avec 89 sièges sur les 217 de l’Assemblée Constituante – a laissé dans l’ombre un acteur politique important : Moncef Marzouki, président du Congrès pour la République, formation arrivée en deuxième position avec 29 sièges. Fort de ce succès, de plus de trente ans d’opposition et de son indéniable charisme tribunicien, Marzouki a été désigné candidat à la Présidence de la République à l’issue d’un accord tripartite conclu hier par les principales forces politiques de la Tunisie nouvelle.

Marzouki l’intransigeant

C’est dans la défense des droits de l’homme que Moncef Marzouki commence son engagement politique : il intègre en 1980 la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), dont il deviendra président en 1989. Toute sa vie, parallèlement à ses engagements politiques, il s’implique au sein des organisations de défense des droits de l’homme présentes en Tunisie, principalement la section tunisienne d’Amnesty International et surtout le Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), qui prend en 1998 le relais d’une LDTH jugée trop sensible aux pressions du régime de Ben Ali.

Pendant toutes ces années, il fréquente les figures de la défense des droits de l’homme en Tunisie, notamment Sana Ben Achour (membre puis présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates), Kamel Jendoubi (actuellement président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections), ou encore Sihem Bensedrine et Naziha Rjiba, journalistes et cofondatrices de la radio libre Kalima. Cependant, à partir de 1994 et de son exclusion du bureau de la LTDH, il prend ses distances avec ce milieu, dont il fustige volontiers les coups bas, les compromissions avec un régime qui se prétend réformateur, et le mépris pour la question sociale.

Ses idées politiques sont déjà bien arrêtées. Il associe aux valeurs traditionnelles de la gauche associative – État de droit, liberté d’expression, laïcité et féminisme – une préoccupation constante pour les revendications sociales, notamment celles de l’intérieur du pays (il est originaire d’un village de Bédouins du sud), qu’ignore trop souvent la bourgeoisie intellectuelle de la côte. Lorsqu’à presque cinquante ans, en 1994, il fait une entrée tardive en politique, son corpus idéologique est entièrement formé.

Son exclusion de la LTDH, au profit d’une tendance plus complaisante envers le régime Ben Ali, déclenche une véritable prise de conscience politique. Le médecin qu’il est réalise alors que la défense des droits de l’homme ne traite que les symptômes et néglige la maladie : les moyens de l’État policier de Ben Ali sont infinis, et les organisations de la société civile ne peuvent qu’être écrasées ou survivre en collaborant plus ou moins avec les institutions en place. Désormais, Marzouki fait du régime son ennemi numéro un.

Lorsqu’il participe à la création du CNLT, plus radical que la LTDH, il a déjà acquis ses galons de tribun politique, à travers une candidature de témoignage – bien vite avortée – à la Présidence de la République. En Tunisie, puis à l’étranger lorsqu’il est forcé à l’exil, il se fait un dénonciateur virulent du régime de Ben Ali. Jusqu’aux élections de 2009, qu’il appellera à boycotter, il ne cesse d’affirmer qu’aucun compromis n’est possible avec la dictature, qu’aucun droit ne doit être acquis par compromission avec le régime, et que sa chute est le préalable à toute discussion sur l’avenir de la Tunisie.

Pour structurer son activité politique, il lui faut un parti : ce sera le Congrès pour la République (CPR), qu’il crée avec Naziha Rjiba. « La » République, parce qu’il entend fonder la première véritable République Tunisienne – celle de Bourguiba n’étant, dit-il, qu’une dictature, et celle de Ben Ali une dictature pire encore.

Ennahda : je t’aime, moi non plus…

Jusqu’au-boutiste dans son opposition à Ben Ali, Marzouki se montre nettement plus enclin au compromis lorsqu’il s’agit de négocier avec les autres forces contestataires – particulièrement les islamistes d’Ennahda, qui en constituent la frange la plus cohérente et la mieux organisée. Il s’est déjà rapproché des islamistes lors de son passage à la LTDH, où il a pu constater qu’ils étaient, comme les militants gauchistes et libéraux, victimes de la répression du régime, mais suscitaient moins la sympathie des élites intellectuelles et laïques.
Cependant, au début des années 1990, s’il sympathise avec des islamistes dont il défend les droits, Marzouki est encore méfiant envers cette tendance politique. En effet, au-delà de son attachement à la laïcité, alors toujours vivace, il soupçonne les islamistes de ne respecter les libertés individuelles, voire de s’accommoder d’un certain autoritarisme – comme les Frères Musulmans dans l’Égypte de Sadate.

Le renversement s’amorce en 2001 : en créant le CPR, Marzouki intègre plusieurs anciens islamistes à son parti, qui a vocation à rassembler toutes les sensibilités de l’opposition. C’est toutefois en mai 2003 que se produit la véritable rupture. À Aix-en-Provence, lors d’une rencontre rassemblant pour la première fois l’ensemble de l’opposition tunisienne, le CPR s’associe aux islamistes d’Ennahda dans l’écriture d’une charte commune, qui sera la base de la Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, dont Marzouki est l’un des maîtres d’œuvre, et qui reste le fondement de l’alliance entre les deux mouvements.

Cette Déclaration suscite la réprobation des autres partis de l’opposition de gauche. Les laïcs les plus radicaux, regroupés autour du Mouvement Ettajdid, refusent d’emblée de participer à son élaboration. Les deux grands partis de gauche, le Parti Démocrate Progressiste (PDP) et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDLT) participent aux travaux préparatoires de la Déclaration, mais s’abstiennent finalement de la signer[1. Le Mouvement Ettajdid, rassemblé avec ses alliés au sein du Pôle Démocratique Moderniste (PDM), a obtenu 5 sièges à l’Assemblée Constituante ; le PDP a obtenu 17 sièges ; le FDTL (alias Ettakatol) a obtenu 21 sièges. Idéologiquement, ces trois partis se rattachent à la social-démocratie laïque. Alors que le Mouvement Ettajdid et le PDP avaient axé une grande partie de leur campagne sur la dénonciation d’Ennahda et de l’islam politique, le FDLT a adopté une position modérée, sans pour autant se poser en allié potentiel d’Ennahda. Au lendemain des élections, Mustapha Ben Jafaar, secrétaire général du FDLT, a indiqué que son parti examinait la possibilité de participer à un gouvernement de coalition aux côtés d’Ennahda et du CPR. En vertu de l’accord tripartite signé hier, il présidera l’Assemblée Constituante]. Car bien que largement consensuelle, et affirmant l’égalité entre hommes et femmes, la Déclaration n’utilise jamais le mot de « laïcité » et préfère exiger, de manière plus ambiguë, « le respect de l’identité du peuple et de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la neutralisation politique des lieux de culte ».

Marzouki se retrouve alors dans une position particulière : avec la défection du PDP et du FDTL, il devient malgré lui le représentant non-officiel de cette gauche qui accepte de s’allier avec les islamistes – un statut qui lui vaudra, tour à tour, les compliments de ceux qui louent son sens du compromis et les griefs de ses anciens alliés laïcs qui l’accusent de trahison.
Au-delà des contingences stratégiques, ce compromis avec les islamistes revêt une dimension idéologique : sans s’aligner sur les positions d’Ennahda sur la place de la religion dans la sphère publique, Marzouki leur cède néanmoins du terrain sur la question de la laïcité.

En particulier, dans un ouvrage publié en 2005[2. Le mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, 2005, L’Harmattan], Marzouki expose une vision de la question religieuse largement compatible avec celle des islamistes. Il y affirme que l’islam, l’appartenance à l’Oumma, est la « clef de voûte » de l’identité tunisienne, comme de toutes les identités arabes, et qu’au contraire la laïcité, c’est-à-dire la relégation de la religion dans la sphère privée, est un concept propre à un Occident chrétien, où l’Église formait une entité facile à définir et par conséquent, facile à exclure du champ politique. Ainsi, Bourguiba aurait « violent[é] » la Tunisie en voulant lui imposer une laïcité occidentale. Et Marzouki d’affirmer : « À la question, comment peut-on être laïque en terre d’islam, la réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme ».

Il est vrai que dans le même ouvrage, et plusieurs fois encore par la suite, il ne manque pas de préciser que, bien qu’il ne défende pas l’instauration d’une laïcité « à la française » en Tunisie, il entend néanmoins en voir appliquée « non la forme, mais l’essence », et notamment l’égalité entre hommes et femmes. Cependant dans ses discours, s’il insiste systématiquement sur la nécessité de défendre cette égalité des sexes, il s’abstient de mentionner d’autres droits qui appartiennent pourtant à « l’essence » de la laïcité, notamment une liberté d’expression incluant le droit de critiquer la religion[3. La liberté d’expression a été remise au cœur des débats sur la place de la religion en Tunisie, suite à des manifestations islamistes contre la diffusion, le 7 octobre 2011, par la chaîne Nessma TV, du film Persépolis, où Dieu apparaît sous les traits d’un vieillard barbu, alors que la représentation de Dieu est interdite par l’islam.].

Après la chute de Ben Ali, en janvier 2011, la volonté de Marzouki de constituer un gouvernement d’union nationale incluant notamment les islamistes n’est un secret pour personne. Étrangement, le discours de Marzouki envers les islamistes se fait alors moins souple. S’il refuse de les diaboliser et accepte de gouverner avec eux, il ne cesse, depuis le 23 octobre 2011, d’affirmer que lui-même et son parti resteront extrêmement vigilants sur les atteintes aux libertés publiques en général, et à l’égalité entre hommes et femmes en particulier. Il s’oppose en outre à l’instauration d’un régime parlementaire où une unique Assemblée détiendrait tous les pouvoirs, position que les islamistes défendent pourtant depuis les premiers jours qui ont suivi la fuite de Ben Ali.

C’est que Moncef Marzouki a compris que la faiblesse relative du CPR par rapport à Ennahda risque de le marginaliser au sein de la coalition, voire de le transformer en caution droit-de-l’hommiste d’un gouvernement islamiste. Il doit donc faire valoir ses spécificités : des convictions de gauche en matière économique, alors qu’Ennahda est plutôt libéral économiquement et socialement, et surtout un bilan irréprochable en matière de défense des libertés individuelles, alors que le Mouvement de la Tendance Islamique, ancêtre d’Ennahda, s’était doublement compromis : par des positions anti-laïques radicales et une collaboration avec la dictature de Ben Ali entre 1987 et 1988.

Dans ses futures relations avec son allié islamiste, il lui faudra apprendre à combiner la rigidité morale dont il s’est longtemps prévalu, avec la force de compromis dont il a fait preuve. Un équilibre délicat pour Marzouki l’intransigeant, le tribun, le dénonciateur. Un défi à relever pour Marzouki le tacticien. Un dernier espoir, à 66 ans, de servir son pays, pour un homme politique dont l’originalité ne s’est pas démentie depuis plus de quinze ans.

Une première version de cet article a été publiée sur le site Arabsthink.



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est élève-avocat et chroniqueur régulier sur le site ArabsThink.com

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