Mon royaume pour une théière!


Mon royaume pour une théière!
David Cameron et François Hollande (Paris, novembre 2015). Sipa. Numéro de reportage : AP21826131_000009;
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David Cameron et François Hollande (Paris, novembre 2015). Sipa. Numéro de reportage : AP21826131_000009;

Je me souviens d’une visite au musée de l’Homme, faite à la fin des années 1980, bien avant le relooking récent. Après avoir passé en revue les cultures non-occidentales – objet classique du regard anthropologique –, le musée proposait une salle, vétuste à souhait, consacrée à l’Europe. Si l’Est slave y était encore traité sous l’angle folklorique, les pays de l’Ouest n’avaient droit qu’à quelques considérations historico-sociales. À la fin, une dernière vitrine, comme une île perdue à l’extrémité d’un continent, parlait de l’Angleterre. À côté d’une photo du Parlement de Westminster et d’une théière poussiéreuse, un écriteau déclarait, avec toute l’autorité scientifique du musée, que l’Angleterre était « un pays très nationaliste ». Imaginez ma surprise : au xxe siècle, il y avait eu les nazis, les fachos, les collabos et autres énergumènes, et pourtant ici c’était nous qui étions qualifiés de « très nationalistes » ! Comment expliquer cette déclaration pour le moins paradoxale ?[access capability= »lire_inedits »]

Tous nationalistes

Le paradoxe tient aussi au fait que toutes les nations européennes sont par définition « nationalistes ». On pourrait formuler une tautologie dans le style du prédadaïste, Jacques Vaché : il est dans la nature des nations d’être nationalistes. Selon l’excellente historienne française, Anne-Marie Thiesse, c’est de manière à peu près identique que les pays européens se nationalisent à partir du xviiie siècle. Chacun se crée et promeut un patrimoine, image fantasmée de la nation, en cochant les cases d’une sorte de « check-list identitaire » : tribu d’origine (Gaulois, Angles, Saxons), ancêtre héros (Vercingétorix, Arthur, Alfred), langue nationale, folklore et littérature… L’« exception française » n’a rien d’exceptionnel : chaque nation se prétend unique – comme toutes les autres.

Si l’Angleterre a pu sembler « plus » nationaliste que la France, c’est parce qu’elle était nationaliste différemment. Elle affichait son indépendance par un refus de participer à la création de la nouvelle Europe de l’après-guerre, comme aujourd’hui elle menace l’Union européenne d’un « Brexit ». Il s’agit par ailleurs d’une nation littéralement insulaire, caractéristique qui a toujours fasciné les Français préoccupés par les frontières changeantes de leur territoire. Cette insularité est réelle. Jeune tennisman, j’ai appris du responsable de l’entretien que tous les courts du pays pouvaient être réquisitionnés par le gouvernement en cas d’épidémie de rage – cette maladie continentale qu’il fallait empêcher de traverser la Manche. Les grilles fourniraient de parfaites cages de quarantaine pour les chiens enragés. Ici, nous avons affaire à un fantasme typique qui transforme en maladie contagieuse l’idée d’une invasion par l’Autre. Pourtant, la conception de soi des insulaires est plus complexe. Contrairement à une supposition aussi naturelle qu’erronée, les mers ne séparent pas les terres, mais, pour peu qu’on maîtrise la navigation, les relient souvent bien mieux que les voies terrestres. D’où le sentiment des Anglais, non pas de se trouver au bout du monde, mais d’être plutôt au centre d’un globe qu’ils dominent. Ce sentiment a contribué à bâtir un empire mondial. Selon un titre légendaire dans un de nos journaux insulaires : « Brouillard sur la Manche : le continent est isolé ».

Pourtant, ce premier paradoxe dans la perception française des Anglais se heurte à un autre. Certes, ceux-ci sont « nationalistes », « indépendants » et « insulaires », mais leur pays est en proie à un « multiculturalisme » et à un « communautarisme » répréhensibles. Une tolérance apparente pour des prêcheurs islamistes dans les années 1990 a donné lieu au sobriquet « Londonistan ». En l’absence d’une loi sur la dissimulation du visage, le port du voile ou de la burqa y est toujours accepté, quoique pas toujours apprécié. Je me souviens d’un philosophe français « bobo » qui m’expliquait que chez moi il y avait des zones livrées entièrement à des communautés ethniques locales et où la police n’allait pas. À fantasme, fantasme et demi… Le problème, c’est de savoir comment un pays peut être très « nationaliste », tout en tolérant en son sein des différences identitaires aussi visibles.

L’explication se trouve dans la manière différente dont la France et l’Angleterre se sont construites. La France s’est constituée au cours des siècles par une agrégation et une assimilation successives de territoires. La Savoie et le comté de Nice ne seront intégrés que sous Napoléon III, sans parler du long cheminement de l’Alsace et de la Lorraine. Si l’Hexagone est aujourd’hui le symbole d’une France éternelle, la réalité historique est plutôt à géométrie variable. Ce processus géographique s’accompagne, à partir de la Révolution et de Napoléon, d’un processus de centralisation et de standardisation politique et juridique. Le territoire français est partout homogène, avec les mêmes lois et les mêmes systèmes de mesure. Quand une de mes tantes par alliance a passé l’agrégation d’espagnol à Paris, un surveillant dans une salle à la Martinique a donné une fausse consigne : tous les candidats en France et dans les DOM-TOM ont dû repasser l’épreuve. Un Anglais rirait d’un universalisme aussi bureaucratique. L’égalité française conduit à une certaine homogénéité dans la conception de la citoyenneté : dans sa dimension publique, le citoyen voit ses signes distinctifs s’effacer. Théoriquement, il n’a ni ethnie ni religion, et à peine un sexe. Ces attributs sont réservés à sa vie personnelle. L’État ne recueille pas de statistiques catégorisées par ethnies, tandis que la laïcité « à la française » garantit la liberté de conscience et de culte en éliminant la religion de certains espaces ou rôles publics.

Quatre pays pour le prix d’un

De l’autre côté de la Manche, c’est tout le contraire. Les formulaires officiels et les recensements nationaux ne rechignent pas devant les catégorisations par groupe ethnique, tandis que le sécularisme « à l’anglaise » permet des cérémonies d’État dans les cathédrales de l’église établie, l’anglicane, auxquelles les représentants d’autres confessions sont invités à participer. À la différence de la France, le Royaume Uni – car il faut maintenant donner à ce pays son véritable nom – s’est constitué par la conquête et l’union. Conquête du Pays de Galles par l’Angleterre (entreprise sous les Normands, entérinée par les Tudors) ; union entre l’Écosse et l’Angleterre ; conquête et colonisation partielle de l’Irlande par les autres au cours des siècles. Ces processus, menés de bric et de broc, n’ont pas aboli les différentes identités. L’Écosse, par exemple, a toujours conservé ses propres systèmes judiciaire et d’éducation. Outre-Manche, on a un bon deal : non pas un pays mais quatre pays pour le prix d’un seul. Ainsi, l’identité nationale n’est pas stable, elle est flottante – comme il sied à une île. Chacun est anglais ou écossais, ou gallois, et britannique. Que dire d’une nation où la plupart des habitants connaissent mal le nom officiel de leur pays ? Interrogés, peu répondraient spontanément : le Royaume Uni de la Grande Bretagne (l’île à droite sur la carte) et de l’Irlande du Nord (une partie de l’île à gauche). Cette désignation alambiquée représente la seule façon d’inclure tous les membres de l’union, dont le drapeau en astérisque est le symbole incomplet. Et il n’y a aucun adjectif correspondant à « United Kingdom ». On utilise « britannique », mais strictement ce terme ne s’applique pas à l’Irlande du Nord. À l’époque de l’empire, l’« Angleterre » servait fréquemment de désignation métonymique pour le tout, mais la dame Britannia (notre Marianne) avait du sang-mêlé. Vue depuis la France, cette identité brouillée est difficile à saisir. J’ai vu une carte française où le « — terre » du mot « Angleterre » s’étendait jusqu’en Écosse. Un conseil pratique : ne dites jamais d’un Écossais qu’il est « anglais ». Aujourd’hui, les différentes identités se réaffirment. Dix-sept ans avant le référendum de 2014 sur l’indépendance en Écosse, Tony Blair avait mis en place une dévolution des pouvoirs de Westminster vers l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Pourtant, pour chaque pays, les pouvoirs dévolus et les institutions ne sont pas les mêmes. Ils sont adaptés aux besoins affichés de chacun. Autre anomalie : l’Angleterre n’a pas de parlement propre, donnant lieu à une asymétrie supplémentaire dans la mesure où les députés des autres pays à Westminster pouvaient voter sur des questions concernant la seule Angleterre. Par définition, il n’y a pas de députés anglais au Parlement écossais. Cette asymétrie vient d’être corrigée par David Cameron.

Un Français rirait d’une organisation aussi bordélique. Outre-Manche, l’identité ne passe pas par la seule notion d’assimilation, mais aussi par un principe de compromis pratique. Déjà, bien avant l’arrivée des immigrants en provenance des anciens pays de l’empire, le Royaume Uni était un pays « multiculturel ». Le Général disait qu’il était difficile de gouverner un pays tel que la France avec autant de fromages différents ; imaginez combien il est délicat de gouverner une nation avec autant d’identités nationales ! L’idéologie du multiculturalisme est fortement contestée, mais une certaine acceptation des particularismes fait partie de l’« ADN » britannique. Le port du casque, normalement obligatoire pour les motocyclistes, est facultatif pour les sikhs en turban depuis 1976 ; le port du casque sur les chantiers l’est depuis 1989. Un Français se gausserait d’une telle « inégalité », mais la citoyenneté à l’anglaise s’accommode d’un certain degré de différenciation. Les Britanniques sont-ils plus sympas, plus accueillants que les Français ? Pas sûr : demandez aux ouvriers polonais ou roumains ; regardez les manifestes de UKIP. Mais en l’absence d’une notion traditionnelle d’identité par l’assimilation comme en France, le Royaume Uni ne dispose pas des mêmes instruments pour imposer une identité unique. Comme dans d’autres pays modernes, la nationalité britannique dépend d’une combinaison de droit du sol et de droit du sang. Il existe non moins de six catégories de nationalité britannique ; la plupart, en voie de suppression, étant des reliques de statuts accordés dans le temps à différents membres de l’ancien empire et le fruit de différents compromis pratiques.

Est-ce pour cet esprit de compromis que le pays se fait désirer aujourd’hui par les immigrés, dont beaucoup sont campés à Calais plutôt qu’à Douvres ? Ou est-ce plutôt le dynamisme du marché du travail outre-Manche ? Ce qui est sûr, c’est que le Royaume Uni est animé par le même désir que la France de contrôler l’immigration et la naturalisation. Une nouvelle loi sur l’immigration, étudiée actuellement par le gouvernement conservateur, vise à sévir contre le marché du travail des immigrés clandestins, afin de décourager ceux-ci le plus possible. Et pour ceux qui emprunteraient des voies plus légales pour devenir britanniques, de nouveaux obstacles se dressent. Depuis 2005, les candidats à la nationalité doivent passer non seulement un test de compétence linguistique, mais aussi un test de « compétence citoyenne ». Basé sur un manuel, le test comporte des questions sur le droit et l’histoire du pays qui seraient épineuses même pour le Britannique moyen. Un sujet particulièrement affectionné par les examinateurs, c’est le complot contre le roi et le Parlement de Guy Fawkes en 1605. On suppose que le triste sort de celui-ci, véritable djihadiste avant la lettre, constitue un exemple comminatoire pour le citoyen en herbe. Une large place est accordée aux mœurs et coutumes : quelle volaille mange-t-on le jour de Noël ? Ainsi, à la différence de la France, le Royaume Uni impose son identité flottante par la puissance de ses traditions immémoriales. Après tout, au palais de Buckingham, on trouve une reine multiethnique représentant une lignée séculaire ; au palais de Versailles, on trouve des sculptures modernes d’un goût douteux. Étant donné le rôle des repères culturels, le bon vieux musée de l’Homme avait peut-être raison : l’identité du Royaume Uni est contenue dans une théière.[/access]

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Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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