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«Mon oncle Benjamin» sous le sapin

Un roman de Claude Tillier


«Mon oncle Benjamin» sous le sapin
Lyne Chardonnet, Jacques Brel et Paul Frankeur dans une scène de l'adaptation cinématographique de "Mon oncle Benjamin" Edouard Molinaro (1969) © SIPA Numéro de reportage : 00535261_000001

Cette semaine, c’est Georges Brassens, le lecteur frénétique qui vous conseille


Offrir un livre est devenu un acte militant et déprimant. Vous passez, au mieux, pour l’intello de service, un peu radin, un peu chagrin qui ne se contente pas d’arriver les bras chargés d’une bourriche d’huîtres ou d’un bloc de foie gras. Au pire, pour un despote ou un électeur centriste qui charge politiquement son acte d’achat comme s’il était le dépositaire d’une mission civilisatrice. Mission qui se résume à sauver la librairie française, à faire réfléchir la maîtresse de maison à sa place (de privilégiée) dans la société, à soutenir la précarité intellectuelle de ce pays miné et à imposer ses goûts douteux à une famille bien aimable qui a eu pour seul tort de vous inviter car vous étiez seul. Offrir un livre, c’est, à la fois, manquer d’imagination et souffrir d’une immodestie maladive, vouloir marquer sa différence et trahir l’esprit de Noël.

Pour les réfractaires qui croient encore aux livres

Celui des rires enfantins et de la bienveillance, du bonheur d’être réuni autour d’une table garnie et de communier fraternellement. Sans jugements hâtifs, ni procès d’intention, les soirées sont plus belles. Pour la paix des ménages et la quiétude des repas, préférez le « cadeau plaisir », je vous en conjure. Souscrivez au présent sans pathos qui n’aura aucune volonté d’instrumentaliser le réveillon. Ne vous aventurez pas au-delà de cette zone ! Le parfum et l’écharpe sont deux options nullement dégradantes dans une nation qui n’en finit pas de se hausser du col et de noircir son passé. Pour ceux qui n’en démordent toujours pas, qui veulent absolument offrir un livre et se soustraire à la comédie mercantile de Noël, je m’abstiens de vous conseiller cette semaine.

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Je m’y refuse, non par déontologie (la définition de ce mot m’est totalement étrangère), mais par peur de gâcher vos fêtes. Je m’en voudrais de faire tourner un beurre d’escargot par un livre-débat où chaque convive sera contraint de donner son avis et d’exposer son programme politique à quatre mois d’une présidentielle. Vous connaissez pourtant mon inclination pour les écrivains réprouvés, les bannis des rayonnages, tous ces godelureaux qui ont choisi l’écriture par faiblesse et innocence, par farce et crainte de travailler, je vous en fais grâce, ce week-end. Ne me dites pas merci, c’est cadeau. Aux réfractaires qui croient, malgré tout, aux vertus du livre, qui semblent animés par ce vieux fonds de méritocratie républicaine et de foi exigeante, je vous épargne mes digressions ombrageuses, à quelques jours de la Nativité. Et puis, entre nous, que valent les écrits d’un journaliste pigiste ? Vous leur faites confiance ? Moi, non.

Brassens: mieux que la rente Pinay

Des types qui se murent dans l’objectivité, vendus au système et aux lois du copinage, prêts à tout pour une place en loges à Roland-Garros, j’ai des doutes sur leur sérieux. Alors, pour éviter les passe-droits et les arrangements entre amis, je laisse ma place à une personnalité intouchable. Prochainement panthéonisable. Inattaquable sous peine de passer pour un mauvais Français. Reconnaissable à sa moustache fournie et à son profil de déménageur. Dont l’intégrité morale et les succès immunisent contre la connerie.

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Mieux que la rente Pinay et l’EPR en service. Cette année, nous fêtons le centenaire de sa naissance. Le poète sétois à la voix d’améthyste, voltairien de conviction, rimbaldien de tempérament, fut l’un des plus grands lecteurs de son temps. Si vous souhaitez vous approcher de ce mythe chantant, il suffit simplement de suivre ses conseils. Dans l’émission « Les livres de ma vie » présentée par Michel Polac, en juillet 1967, le grand Georges et René Fallet devisaient timidement de leur cheminement littéraire. Tous les intellectuels encartés devraient revoir ce programme, ils y gagneraient en humilité. L’émission démarre par cette apostrophe de Fallet à l’adresse de Brassens : « On a beaucoup lu, toi plus que moi ». Qu’apprend-on au contact de ces deux zèbres ? Que nos glorieux aînés parlaient littérature sans morgue, ni mépris de classe. Ils avaient fait leurs humanités, du côté de Villeneuve-Saint-Georges ou de la Pointe Courte, loin des bibliothèques amidonnées.

Epicurisme joyeux

Pour faire partie de la bande à Brassens, il y avait une seule épreuve à ce prestigieux concours d’entrée : la lecture de Mon oncle benjamin de Claude Tillier publié en 1842. Ce conte philosophique à la veine pamphlétaire et à l’épicurisme joyeux est un monument de notre littérature. Il est temps de le lire. Pourquoi pas à Noël ? Ce n’est pas moi qui le dis, mais Georges Brassens. Vous ne le croyez pas sur parole, lisez un peu cet extrait : « Toutefois mon oncle Benjamin n’était pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner ainsi ». Alors, convaincu ?


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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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