Tout a commencé par un beau soir de décembre 2011 : à mon réveil, j’ai trouvé un e-mail ciselé à mon adresse par la reine Élisabeth. Elle voulait bien rappeler à mon attention le dossier de janvier : « Nous l’avons tant aimée, la démocratie ! » Déjà, les questions se bousculaient dans ma tête : quelle démocratie ? Quel amour ? Qui donc était ce « nous » ? Comment dater ce passé composé ? Et surtout, comment faire court ?
D’un autre côté, pas question d’importuner la patronne pour si peu. En période de bouclage, mieux vaut la boucler et faire le causeur de Rodin tout seul dans son poêle ! D’ailleurs, Élisabeth m’avait un peu mâché le boulot en me suggérant un angle de tir personnalisé, genre « Moi, j’y ai jamais cru, à la démocratie, et j’avais bien raison, tralalère ! » Plutôt valorisant somme toute, ce créneau d’ « archéo-con » au milieu des néos !
Enfin, sur simple demande, elle m’a fait tenir copie de l’interview de Marcel Gauchet. Là, plus de doute possible, on parlait bien de la même chose : la mort annoncée de la démocratie politique, c’est-à-dire de la République. Même à mes yeux, c’est une bien mauvaise nouvelle − peut être seulement un peu plus mauvaise que nouvelle. L’ultime étape d’un lent processus de dégradation, qu’en France on peut dater au carbone 14 de 1974, année de l’élection de VGE − candidat « libéral, européen et centriste » comme il se présentait ; « Né à Coblence, mort à Maastricht », ajoutera joliment Villiers.
« La République ne sait faire qu’une seule chose : se défendre ! » écrivait Maurras il y a quatre-vingts ans. Aux dernières nouvelles, elle ne serait même plus capable de ça. Et selon Gauchet, c’est qu’elle aurait été « évidée de l’intérieur » par sa sœur ennemie la démocratie − celle des « droidlom » et de l’individu-roi.
Mon côté réac, ça doit être l’absence de surprise face à ce genre de drame. Quoi ? Encore un Titanic coulé par son iceberg ? Vous m’en direz tant !
Non pas que je sois né anti-démocrate ni contre-révolutionnaire. Les quatre fils Tellenne[1. Dont je fais partie ainsi qu’Olivier, Éric et Karl Zéro, moins connu sous le nom de Marc.] ont reçu en partage l’éducation civique de deux parents gaullistes comme un seul − même s’il y avait une aile droite (Papa) et une aile gauche (Maman). À table, on dénonçait volontiers le « régime des partis » mais pas la démocratie − et Mitterrand, cette couleuvre avaleuse de serpents, mais pas « Mitran ».
Pour être honnête, quand j’ai eu le droit de l’ouvrir, ce qui est sorti spontanément, c’était plutôt une critique de droite de la démocratie, genre : « Papa, après tout ce que tu nous as raconté sur les affres morales de ton pote Debré et les stupéfiants délires de ton boss Malraux, comment peux-tu encore être gaulliste ? Surtout que de Gaulle a fait pouic ! »[access capability= »lire_inedits »]
Et lui de répondre patiemment en me racontant ce qu’il avait connu, et qu’il ne voulait plus revoir. En 40, il avait eu deux ans d’oflag pour réfléchir aux malheurs de la France. À ses yeux, c’est en 36 que nous avions raté la dernière occasion d’éviter la guerre, parce que le rapport des forces nous était encore favorable. Hitler, qui, de son côté, n’était pas encore fou, aurait reculé si nous avions réagi à la remilitarisation de la Rhénanie. Mais voilà, le cabinet Chautemps avait d’autres chats à fouetter : pas question de faire bouger l’armée en pleine campagne législative et puis, d’ailleurs, les Anglais ne voyaient pas l’intérêt et le Canard ricanait : « Scandale : l’Allemagne envahit l’Allemagne ! »
La démocratie, selon mon père, c’était le contraire : de Gaulle et Churchill, pas Chamberlain et Daladier. Des hommes d’exception taillés pour des circonstances exceptionnelles, et que la banalité des temps balaie ! Des « dictateurs » comme la République romaine savait s’en donner, le cas échéant, pour faire face à un grave danger.
Sur de telles bases, on n’a pas tardé à se retrouver avec mes parents. Je descendais de mon Aventin inventé, eux de leur gaullisme posthume, et on s’est croisés au carrefour Giscard-Mitterrand.
Giscard, il faut dire, ce n’était pas n’importe qui : le premier homo politicus ordinaris à entrer à l’Élysée depuis le regretté René Coty. « Gouverner, c’est contraindre » disait encore Georges Pompidou. Pour son successeur, c’est exactement le contraire : il veut « accompagner le changement », sans même savoir le nommer.
Et voilà le problème du passé composé dans l’intitulé du dossier. Si le règne de cette autruche avantageuse annonçait déjà la fin de la démocratie, quand donc l’avez vous « tant aimée » ? Je vous voyais plus jeunes …
Pour ma part, je n’étais déjà plus croyant quand j’ai eu le droit de pratiquer. Certes les campagnes présidentielles me passionnaient déjà, mais comme un turfiste s’enflamme pour le Prix du Président de la République.
Il faut dire aussi que c’est captivant comme un épisode de 24 heures, en plus long. Dix-huit mois avant la course, les gazettes bruissent déjà de pronostics, d’indiscrétions, d’interviews des jockeys et de leurs chevaux[2. Voir le mot attribué à Pierre Juillet en réponse à Chirac, qui le remerciait pour sa participation à la conquête de la Mairie de Paris : « C’est la première fois qu’après course gagnée, un cheval félicite son jockey ! »]. Et le mieux, c’est qu’on a le droit de jouer deux fois : placé au premier tour, gagnant au second !
Bien sûr, il n’y a rien à gagner, mais ça ne suffit pas pour me perturber. J’applique déjà à la politique la dixième Béatitude chère à Jalons : « Bienheureux ceux qui n’espèrent rien, car ils ne seront pas déçus ! » Tel n’est pas le cas de tous mes compatriotes, de plus en plus largués ces trente dernières années face à l’accélération de ce manège désenchanté.
« Rupture avec le capitalisme » en 81 et raccommodage dès 83 ; alternances, cohabitations et alternances dans la cohabitation : à gauche l’Élysée, à droite Matignon, puis le contraire … « Et quand je dis : « La tante est célibataire » / Tous les cavaliers changent de cavalière ! »
Ça tourne de plus en plus vite, mais en rond et dans le vide… Aussi puis-je concevoir l’exaspération d’un nombre croissant de Français, à force de constater que leurs candidats, une fois élus, ne font jamais ce pour quoi ils l’ont été. « Faute de temps », « compte tenu des circonstances », « à cause des critères de coin-coin ? » Mon œil ! Faute de volonté politique plutôt, ou tout simplement d’idée.
Étonnez-vous, après ça, que les citoyens français aient perdu le sens de l’action collective ! Qui est encore là pour leur en montrer la voie et l’exemple ? Gauchet le dit bien, alors pourquoi pas moi ? Ce sont nos élites qui ne savent plus où donner de l’élytre.
Ça ne s’est pas arrangé depuis vingt ans, avec l’apparition d’un phénomène nouveau : l’invasion de la France par le fantôme du fœtus de l’Europe.
Progressivement, les citoyens de gauche et de droite ont vu leurs représentants respectifs, qu’ils croyaient encore vaguement opposés, entonner una voce l’hymne « oui-ouiste » à toutes les inventions made in Europe : Maastricht et la monnaie unique, la maxi-Constitution de 2005 et le mini-traité portable de 2007.
Quoi de plus démobilisateur pour des électeurs que de s’apercevoir que leurs voix n’accèdent plus au chapitre ? On décide sans eux, et le cas échéant contre eux. Les Français n’ont ratifié Maastricht que d’extrême justesse, et pas du tout la bonne Constitution européenne.
Pourtant à ces deux occasions, la classe politique officielle, gauche et droite confondues, s’était retrouvée autour d’impressionnants Eurothons − y compris le final avec toute la troupe !
Sur quoi tombe ce rideau, sinon sur l’ultime représentation d’une démocratie représentative qui n’est plus ni l’une ni l’autre ?
Depuis la crise de 2008, ça devient chaque jour un peu plus évident : ces « princes qui nous gouvernent » (un gros poke à Michel Debré) ne savent pas ce qu’ils font. Prenez la monnaie unique : déjà, en théorie, c’est plutôt chelou cette charrue censée pousser les bœufs d’une Europe qui reste à inventer. Mais en pratique, c’est pire : rien que des problèmes supplémentaires pour les vraies nations européennes, y compris entre elles.
Après avoir entrevu la vanité de l’agitation politicienne, les Français s’aperçoivent que, de toute façon, le vrai pouvoir est ailleurs. Où ça ? Mystère et boules d’euros. À Bruxelles ? Sur les « marchés » de Provence ? Dans une agence de notation à Vire ? Peu importe, en fait : ils sentent bien que, sur ces réalités-là, leurs gouvernants n’ont guère plus de prise qu’eux.
Même moi, qui pose au distancié, je suis pris par le vertige de ce vide qui s’étale non seulement sous nos pieds, mais dans la tête et les orbites oculaires de nos guides putatifs.
J’exagère ? En tout cas, la preuve que je ne rigole plus : même les bonnes vieilles blagues de Chevènement ne me font plus marrer. Vous m’auriez vu il y a encore dix ans ! Lui et nous, on s’était bien amusés[3. Notamment à la « Nuit des Sauvageons », organisée par Marc Cohen et moi-même.]. L’ambiance était si bonne que je ne m’étais même pas formalisé de ses caprices de star qui ne voulait être photographiée que de trois-quarts gauche.
Dix ans plus tard, hélas, la thèse du « péché de jeunesse » ne tient plus et, entretemps, la situation s’est considérablement dégradée. Pourtant les griffes du Sphinx n’ont pas bougé d’un pouce, si l’on ose dire : il s’accroche toujours au même sable.
« Je suis de gauche, pas de droite ! », insiste-t-il encore dans Causeur de décembre, qui n’en demandait pas tant. Au passage il ne manque pas de trier le bon grain « universaliste » de l’ivraie « contre-révolutionnaire » − où il range Beurk[4. Edmund Burke, un « contre-révolutionnaire »? Allons, Jean-Pierre ! Plus sûrement un Anglais libéral et athée, effrayé par les « excès de la Terreur », comme tu dirais. Mais je ne doute pas que tu aies approfondi d’autres sujets.] entre Donald et Joseph Deux-Messes[5. En fait, c’est Bonald le catho; de Maistre, lui, n’est qu’un vulgaire franc-mac.].
Pour prouver son engagement résolu dans le camp du Bien, le « Che » prend même le maquis verbal contre le Front national, « dont le noyau, apprend-on, a des racines fétides ». (Celles-là même, sans doute, d’où sortira le Ventre de la Bête immonde qui a encore fait le con.)
La face B de ce collector, qui ressort numérisé dix ans après, n’est pas mal non plus : « Je ne me dis pas souverainiste mais républicain / Parce qu’il n’y a pas de souveraineté sans démocratie. »
Non seulement ça ne rime pas, mais ça ne rime à rien. La logique de Chevènement, ici, c’est celle de Lang quand il lançait au peuple, le 14 juillet 1989 : « Nous fêtons aujourd’hui le bicentenaire de la France ! »
Or, c’est l’inverse qui est vrai : il n’y a pas de démocratie sans citoyens ni de citoyens sans Cité. La nation, en revanche, préexiste à la démocratie, et peut même lui survivre pendant quelques siècles si nécessaire…
Mais bon, Jean-Pierre sait bien tout ça. Simplement, il pose une fois encore pour sa statue. C’est même ça que je lui reproche : continuer de faire joujou pendant que la maison brûle !
Cette année, pourtant, il aurait eu encore l’autorité pour tenter de faire vraiment « bouger les lignes » en rassemblant, au-delà d’une famille dont il est déjà orphelin, tous ceux qui partagent pour l’avenir ses inquiétudes et ses espoirs. Mais voilà, ça ne l’amuse pas. Tant pis pour tout le monde.
Chevènement ou pas, pour reprendre espoir en la démocratie, il faudra bien que les Français aient le sentiment qu’ils sont gouvernés à nouveau, et que l’action collective a retrouvé un sens.
Ça passe avant tout, selon moi, par une réforme des institutions. Il faut en finir avec la dérive qu’elles subissent depuis que l’homo politicus ordinaris a fait retoucher dix fois à sa taille le costard présidentiel du Général.
Récemment, on est passé du septennat au quinquennat, une formule déjà testée, quoi qu’involontairement, par le président Pompidou (1969-74). Résultat : on est toujours en période électorale, et ça ne nous garantit même pas contre les risques de cohabitation !
C’est le contraire qu’il faut faire : passer au décennat non renouvelable[6. Je l’ai écrit ici même il y a deux ans, mais on ne m’écoute jamais !].
Donner aux présidents à venir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour se consacrer aux intérêts supérieurs du pays. Les dégager de l’influence des partis, des clientèles, des groupes de pression, et pour tout dire du souci de leur propre réélection. Le tout pendant dix ans, ou moins. Car il est souhaitable qu’à l’instar du brav’ Général, nos futurs chefs de l’État soumettent leurs grandes décisions, et eux avec, au verdict du peuple.
Il est plus facile d’adapter les institutions aux hommes que l’inverse. Redonner à la fonction suprême sa dimension quasi-sacerdotale suppose de rendre la charge plus lourde et plus ingrate, sinon plus solitaire. C’est à ce prix qu’on éloignera de la compétition les arrivistes et les crieurs de primeurs qui, ces quarante dernières années, l’emportent un peu souvent.
Le reste nous sera donné par surcroît. Ces moines-présidents, payés seulement vingt fois le SMIC, nous le rendront au centuple. Ils sauront reformuler le débat démocratique en des termes plus adaptés aux enjeux d’aujourd’hui que le sempiternel gauche/droite avec lequel on nous fait marcher. Libéraux-libertaires contre républicains nationaux, c’est déjà plus clair. Surtout si nos dirigeants à venir prennent parti hardiment pour la nation, au nom du primat du politique sur l’économique.
Je sais, on va dire que j’ai fumé. Mais tout le monde n’a pas la froideur clinique du Dr Gauchet pour décrire, par le menu, les ravages du cancer qui ronge notre démocratie. C’est aussi mon cancer, et je ne suis pas du genre patient. Alors, pour tromper la colère et l’anxiété, laissez-moi au moins rêver…
Je sais bien que c’est un rêve : dans les circonstances actuelles, pour que se réalise mon modeste programme de réforme politique, intellectuelle et morale, il faudrait un miracle, ou au moins un « Printemps français ». J’admets que la récente décongélation de Stéphane Hessel n’en est pas forcément un signe précurseur.
Bref, ça paraît utopique, mais quand même moins que le sauvetage de l’euro.[/access]
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