Benoît Barthes est Français, et vit à Barcelone — il y a pire comme destin. Je lui ai demandé de se présenter, il y a consenti avec une sobriété qui force l’admiration : « Ex-parisien vivant à Barcelone depuis 8 ans, un demi-siècle au compteur, je suis ce qu’on appelle très vaguement un apporteur d’affaires, c’est-à-dire que j’apporte des affaires pour une poignée d’entreprises françaises dans le domaine de l’ingénierie industrielle. La littérature est ma passion, j’aime lire et j’aime écrire, et tout compte fait, c’est une raison d’être suffisante. » Je le rejoins, sur cette dernière phrase, en tous points.
Je le savais dans la capitale catalane, pour laquelle j’ai un goût très vif. L’idée de lui demander de nous narrer la survie de cette grande ville en ces temps d’épidémie s’imposa d’elle-même.
Jean-Paul Brighelli
« L’été dernier nous avons découvert une Barcelone inédite : il n’y avait pas de touristes. Chose inouïe, on pouvait traverser la Ciutat Vella en vélo à toute allure alors que d’ordinaire la foule compacte qui la gorge tout entière six mois de l’année sur douze et déambule comme une lave lente dans l’entrelacs de ses ruelles en écoutant les clichés approximatifs des guides formés sur Wikipédia, décourage les Barcelonais de s’y aventurer ne serait-ce que pour une brève course. La Cathédrale et son parvis cessèrent de servir d’arrière-plan à des centaines de milliers de selfies journaliers, on pouvait y pénétrer sans avoir à faire la queue sous le cagnard et visiter enfin ce beau morceau d’histoire gothique dédiée à la patronne de la ville, sainte Eulalie. Même les opposants au tourisme les plus déterminés (et ils ne se sont pas privés de se faire entendre ces dernières années allant jusqu’à bloquer l’accès de la Sagrada Familia au cri de « Tourists Go Home ! ») n’auraient osé imaginer pouvoir un jour lire tranquillement au Parc Güell au son des oiseaux et du froufrou des feuillages, face au panorama urbain que termine l’horizon d’une Méditerranée scintillante. Ce parc conçu précisément comme un sanctuaire de silence et de quiétude, forêt incrustée dans la ville et sertie des céramiques de Gaudi, s’est transformé en quelques années en un parc d’attraction bondé compromettant non seulement le silence mais le désir de s’enfouir dans la nature pour s’y rencontrer soi-même. Lire au Parc Güell en été, susurrer des douceurs à l’oreille de sa bien-aimée sur un des bancs de céramiques ceignant la célèbre esplanade, examiner sa vie, ses amours, ses tracas, ses espoirs, au cours d’une promenade solitaire parmi les arbres, tout cela était devenu aussi incongru que, je ne sais, jouer une sonate de Schubert sur le pas de tir de la fusée Ariane au moment de son lancement, par exemple, ou travailler sa voix de soprano à côté des chutes du Niagara. Et ceux qui y enseignaient le yoga dans quelque recoin à peu près épargné par les troupeaux de visiteurs ne tardaient pas à replier leurs tapis en raison du passage incessant des vendeurs à la sauvette fuyant les policiers.
« Et les Ramblas, ces fameuses Ramblas décrites dans tous les guides touristiques comme un des lieux les plus pittoresques de la ville et dont on se demande bien pourquoi la terre entière vient y traîner ses tongs vu qu’on n’y trouvera plus un seul Barcelonais prenant son vermouth de 19 h sous les arbres de l’allée centrale, le Covid les rendit enfin praticables. Il nous avait frayé le passage, on y circulait à pied, en vélo, en voiture, comme dans un patelin paisible aux trottoirs parsemés d’un mélange d’excitation et d’étonnement et le sentiment paradoxal de découvrir une cité interdite.
« Les plages elles aussi redevinrent des plages. Finis ces dépotoirs des années antérieures qui nous faisaient préférer des baignades à quelques encablures de la capitale catalane, là où l’on est sûr que le touriste ne viendra pas vider sa vessie d’insatiable buveur de mojito. On put étendre nos serviettes sur du sable propre et nager dans des eaux limpides que même les méduses, sans doute déçues de ne pas trouver le long des cinq km de plages barcelonaises leurs doses habituelles de contaminants de toutes sortes et de pisse mêlée de shit, de cocaïne, de vodka, de biè̀re, décidèrent pour une fois de bouder. Ce fut un été sans méduses et sans canettes sur le sable, coup dur pour les manteros, ces vendeurs ambulants d’origine pakistanaise et africaine qui sillonnent le sable à longueur de journée sous le soleil, les bras chargé de paréos et de sacs remplis de glaçons et de bières et criant sans relâche leurs marchandises dans un anglais tout juste reconnaissable.
« Ô Covid, si tu n’étais pas aussi meurtrier je chanterais tes louanges ! Grâce à toi, mon été barcelonais fut un été sans regret. Et dieu sait pourtant si j’avais de bonnes raisons de pester contre toi qui m’avais, à l’occasion du premier confinement, infligé une saignée des plus rudes dans ma trésorerie de travailleur free-lance. Il y avait tant de choses à déplorer à cause de ce fichu virus qu’on n’osait se féliciter trop ouvertement d’une sorte de libération. Et pourtant qui pouvait sans hypocrisie regretter l’absence de touristes cet été à Barcelone ? La vache à lait qu’ils représentent n’est guère une vache sacrée pour ses habitants qui ont vu peu à peu leur ville se laisser dévorer par un organisme tentaculaire nécessitant pour sa croissance de se nourrir de possessions locales : des appartements, des bars, des commerces des rues, des quartiers, des plages, une portion entière de la cité — son cœur même.
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« Mais la saison touristique a passé et ces réjouissances inavouables n’ont plus lieu d’être maintenant que Covid le Conquérant a installé ses quartiers d’hiver dans notre ville refroidie. Sous la baguette du gouvernement de Catalogne, Barcelone compose avec l’ennemi campant en son sein. Après un confinement automnal des plus stricts, à peu près semblable au premier, la capitale catalane a rouvert ses salles de spectacles, ses bars, ses restaurants avec des conditions infiniment contraignantes. La ville, toque de queda (couvre-feu) oblige, ferme les yeux à vingt-deux heures, si bien que les restaurants dans leur grande majorité ne prennent pas la peine d’ouvrir le soir et se contentent d’un seul service en mi-journée. Vingt-deux heures, c’est le moment où, en temps normal, les restaurants commencent à faire le plein ici. Quant à ceux qui résistent malgré tout, leurs tables restent majoritairement inoccupées : le protocole sanitaire stipule une limitation de la fréquentation et de toute façon bien des clients frustrés à l’idée de devoir chronométrer leur sortie vespérale, choisissent de rester chez eux.
« Tout semble fait d’une manière générale pour décourager les consommateurs sans désespérer les commerces. On freine et on incite, sans quitter des yeux l’indicateur-clé, ce fétiche nommé tasa de incidencia (taux d’incidence). C’est de lui que dépendent tous les ajustements régaliens du gouvernement catalan. Les chiffres étant ce qu’ils sont, il y a fort à craindre que les restrictions perdurent : toque de queda à 22 h, interdiction de sortir de Barcelone le week-end, interdiction de franchir les frontières de la Catalogne le reste du temps, centres commerciaux et boîtes de nuit fermés, limitation du taux de fréquentation de tout établissement destiné à recevoir du public, lieux de culte soumis aux mêmes restrictions…
« Pour l’heure aucun des grands noms de la restauration barcelonaise ne se risque à proposer un menu spécial Noche Vieja (réveillon du Nouvel An), et si la Mairie de Barcelone a daigné orner les rues de ses illuminations rituelles, elles brilleront davantage au moment de quitter 2020 dans le silence des rues désertes, sous nos fenêtres de Barcelonais confinés. »
Benoît Barthes
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