Autant commencer par là, Régis Debray est un ami. Ce n’est pas à moi qu’il écrit par le truchement des éditions Flammarion mais À un ami israélien − notre ami commun Elie Barnavi. Mais c’est un peu à moi tout de même. D’abord, son texte s’adresse au moins autant à ses compatriotes juifs qu’aux Israéliens – qui ignoreront sans doute ses précieux conseils. De plus, voilà des années que nous évitons soigneusement le sujet qui fâche, précisément pour ne pas nous fâcher. Je saisis donc la perche qu’il me tend, finalement convaincue, comme lui, qu’on doit dire à ses amis les vérités qu’ils ne veulent pas entendre.
Régis, donc, parle en ami. « Tu te doutes bien qu’ami de la prudence et du confort intellectuel, je n’irais pas me mettre à dos une phalange de bras vengeurs sans une profonde empathie. » Cette phrase, comme le reste du livre, respire tout sauf l’empathie. Debray n’envisage pas que ses propos puissent être contestés, critiqués, discutés par des gens raisonnables : il sera forcément victime d’une « phalange de bras vengeurs ». Qu’il se rassure : il aura peut-être droit à l’accusation d’antisémitisme, proférée hier contre Edgar Morin. Le premier qui osera lui accrocher cet infâmant grelot me trouvera sur son chemin.
Traîner Edgar Morin en justice était idiot et aussi indigne que le texte qu’il a signé. Mais pourquoi oublier que Morin a été massivement soutenu, y compris par ceux que ce texte avait glacés ? Se focaliser sur la minorité la plus extrémiste de la « communauté » (qui est déjà elle-même une minorité à l’intérieur des juifs de France), n’est-ce pas, cher Régis, pour te retourner ta formule au sujet de l’antisémitisme de nos banlieues, « prendre l’écume pour la vague, le 1% pathologique incompressible de toute collectivité humaine pour un frémissement des profondeurs » ?
L’absence d’empathie n’est pas un crime. Elle peut même être un atout.
L’empathie, c’est la capacité de se mettre à la place de l’autre. Empathique, la désignation des soldats israéliens par l’aimable terme de « robocop » ? Régis, as-tu eu une pensée pour ceux qui furent lynchés à Ramallah devant une foule en liesse ? Pour autant, tous les Palestiniens ne sont pas des lyncheurs. Tous les soldats d’Israël seraient-ils des robots sans âme ?
Empathique, l’idée qu’en France on fait beaucoup pour les juifs et rien pour les Arabes ? Te rappelles-tu que des enfants ont dû quitter l’école de la République où on ne pouvait garantir leur sécurité car ils étaient les seuls juifs de leur établissement ?
L’absence d’empathie n’est pas un crime. Elle peut même être un atout pour l’intellectuel. Ce qui manque ici à Debray, c’est le sens de la complexité qui rend habituellement son œuvre si riche. Choisissant, par principe et par fidélité à sa jeunesse, le camp des opprimés, il voit des bons et des méchants : enivrées par leur force, les anciennes victimes se sont transformées en bourreaux et quand les victimes d’aujourd’hui − les Palestiniens − sont criminelles, c’est précisément parce qu’elles sont victimes.
Il serait absurde de récuser en bloc ce qu’écrit Debray. Beaucoup de gens partagent ses inquiétudes sur le blocage actuel et son antipathie pour l’actuel gouvernement d’Israël. Qu’il se casse le nez sur l’Etat « juif et démocratique », on ne saurait le lui reprocher : qui prétendra que cette affaire de religion définissant également un peuple dont la plupart des membres ne mettent jamais les pieds dans une synagogue est claire ? Qu’il simplifie à outrance l’histoire en évoquant « huit cent mille autochtones chassés de leur terre manu militari, d’après un plan concerté par un chef charismatique agissant avec la rudesse d’un « bolchevik sans le communisme » », on ne lui en fera pas (trop) grief : il y a du vrai et du faux dans ce résumé sommaire même si, comme l’a souligné Claude Lanzmann dans Le Point, le contexte en est totalement évacué.
Le problème, en particulier sur la France, c’est que Régis a vingt ans de retard. Il vit dans les années 1980, quand la nation entière était sans cesse sommée de faire repentance pour Vichy et d’accomplir son devoir de mémoire. Peut-être la figure symbolique du juif français était-elle alors le « chouchou de la République ». « À Paris, quand il y a un million de personnes dans la rue, comme en 1992, c’est pour vilipender les croix gammées dans le cimetière de Carpentras, non pour en peindre sur les devantures de magasins », écrit-il. En 1992 ! Où étais-tu, Régis, en 2003, quand des centaines de milliers de personnes, sous prétexte de s’opposer à la guerre en Irak, traçaient le signe d’égalité entre la croix gammée et l’étoile de David, Sharon et Hitler ? Durant la guerre de Gaza, des rabbins ont participé aux manifestations de soutien à Israël, accréditant, selon toi, la confusion entre « juif » et « Israélien » : as-tu remarqué que quelques jours avant, une prière publique, place de la République, avait inauguré un défilé anti-israélien ?
Oui, il existe une paranoïa juive qui voit de l’antisémitisme quand il n’y en a pas. Est-ce une raison pour juger que celui qui existe n’est qu’un épiphénomène ? Question d’empathie, peut-être.
Debray en phase avec l’air du temps : désolant !
De la légèreté à l’irresponsabilité, Debray franchit allègrement la frontière quand il ajoute que, si on en fait trop pour les juifs, on n’en fait pas assez pour les Arabes. Y aurait-il un lien de cause à effet ? « La seule phobie aujourd’hui enracinée en France, tolérée, sinon encouragée (…) stigmatise les minarets, non les synagogues ». Comment un penseur de ce calibre peut-il reprendre cet argumentaire bas de gamme qui ne fait qu’attiser la mortifère concurrence des mémoires ? Mystère. Peut-il ignorer que l’obsession pénitentielle française s’est déplacée sur le terrain de la colonisation – pour des raisons compréhensibles au demeurant ? Est-il reclus au point d’ignorer que le discours dominant célèbre la diversité et le métissage, que la lutte contre les discriminations est devenue l’alpha et l’oméga de la République ? Pour lui, l’islamo-fascisme (terme d’ailleurs contestable) est une pure invention. Comme chacun sait, nos banlieues sont des havres de tolérance et de fraternité. Barnavi, qui dénonçait il y a quelques années les « religions meurtrières », ne lui répond pas sur ce point. Dommage.
Le plus étonnant n’est pas que Debray se place du côté des opprimés ou de ceux qu’il considère comme tels, mais qu’il adopte le prêt-à-penser d’une époque convaincue que la victime a toujours raison, qu’il fasse siens les poncifs qu’on entend en boucle sur France Inter en croyant déployer des idées dérangeantes. Désolée, compañero, mais ton texte enchantera nos directeurs de conscience, de Médiapart à Télérama en passant par Canal+. Te voilà en phase avec l’air du temps. C’est le plus désolant.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !