« Big Society » : peu de Français ont une idée claire du concept-phare que le Premier ministre britannique, David Cameron, a placé au cœur son programme électoral[1. Selon Downing Street, ce concept vise à « créer un climat qui donne aux gens, sur le terrain, et aux communautés locales la capacité de créer une grande société qui ôtera le pouvoir aux politiciens et le rendra aux gens »]. Même le Labour a été complètement déboussolé. Les coupes budgétaires et l’usure du pouvoir ont donné à l’opposition, un temps, l’occasion de dénigrer l’idée comme paravent d’une classique politique d’austérité et de privatisation. Mais récemment, le nouveau chef travailliste, Ed Milliband lui-même, a adopté le projet de Big Society. Tories, Labour et Lib-Dem sont donc tous conquis. Les traductions pratiques du concept sont pour le moment assez incertaines : on tâtonne, on expérimente. C’est sans doute trop tôt pour juger sur les actes. Mais la Big Society fascine droite et gauche, outre-Manche et ailleurs. Or, si l’on en croit l’histoire politique européenne des trois cents dernières années, ce qui arrive dans les îles Britanniques finit toujours par résonner fortement sur le continent. On ferait donc bien d’y regarder de plus près. Les fondements idéologiques de la Big Society révèlent des surprises.[access capability= »lire_inedits »]
Rien que le profil de son inventeur est intrigant. Phillip Blond, 45 ans, est professeur de théologie dans une obscure université du nord de l’Angleterre quand il est propulsé, en 2008, sur le devant de la scène par un article dans le très socialiste Guardian. Les Tories le recrutent alors pour donner du corps aux intuitions de Cameron sur la nécessaire revivification de la société civile. Il a aujourd’hui son propre think-tank, ResPublica. Issu d’une famille classe moyenne de Liverpool[2. Chronique people : c’est le demi-frère de Daniel Craig, l’actuel James Bond], il raconte volontiers combien l’a marqué le ravage de sa ville sous le double coup de la récession et de la désindustrialisation[3. « J’ai vécu dans la ville qui a été éviscérée. C’était une belle ville, une des rares à posséder une authentique culture propre. Et tout ce style de vie a été détruit. »]. C’est ensuite l’élève d’un certain John Milbank, fondateur de « Radical Orthodoxy », courant théologique très conservateur dans l’Église anglicane, mais aussi lié aux courants les plus avancés de la philosophie contemporaine. Quand on interroge Milbank sur son illustre élève, il donne une clé capitale pour interpréter convenablement le concept de Big Society. Pour Milbank et Radical Orthodoxy, modernité = libéralisme = capitalisme = athéisme. On est donc en plein conservatisme − au sens traditionaliste du terme, avec un puissant héritage de doctrine sociale chrétienne. On ne s’étonne donc pas de trouver sous la plume de Blond des attaques fréquentes contre ce qu’il appelle le « néolibéralisme ». Ni socialiste, ni capitaliste, Blond vitupère autant contre le « Market State » (État-marché) que contre le « Welfare State » (État-providence).
Pour lui, la gauche a commis deux péchés. L’État-providence a, d’un côté, supprimé les vieilles institutions mutualistes dont les ouvriers s’étaient dotés depuis le XIXe siècle, les transformant en clients directs des faveurs du gouvernement. De l’autre, les progressistes des années 1960 ont détruit la moralité traditionnelle de la classe ouvrière et des classes moyennes. Familles éclatées, chaos éducatif, enfants privés de parents, relativisme moral paresseux, hédonisme : les classes les plus vulnérables ont été ravagées. Les pillages du mois d’août sont ainsi interprétés par lui comme une révélation des valeurs dominantes en Grande-Bretagne : un impitoyable intérêt personnel couplé à un nihilisme consommateur sans racines. Ses reproches contre le libéralisme ne sont pas moins sévères. Pour Blond, l’autonomie à laquelle aspire le libéralisme implique la répudiation de la société, puisque la communauté humaine influence et forme l’individu avant même qu’ait pris forme une quelconque capacité souveraine à faire des choix. L’idée libérale de l’homme serait donc, avant tout, une idée négative : pas de famille, pas de peuple ou d’ethnie, pas de société, pas de nation. Entre ces hommes à la recherche de leur intérêt propre surgit l’affrontement et la violence. La recherche d’un libéralisme illimité conduit de façon inattendue à la croissance de la plus illibérale des entités : l’État contrôleur, chargé de réprimer ces conflits. On pourrait balayer cette analyse du libéralisme d’un revers de main : elle est caricaturale et pleine de raccourcis. Mais on en retrouve des traces sous la plume d’un des plus fins observateurs de la société libérale : Stefan Zweig. Profond libéral, insoupçonnable de conservatisme traditionaliste, Zweig écrit pourtant dans Le Monde d’hier : « Si les mœurs laissent à l’homme quelque liberté, c’est l’État qui le contraint ; si l’État ne l’opprime pas, ce sont les mœurs qui tentent de le modeler. » Zweig illustre joliment sa pensée par l’aphorisme d’un poète allemand : « Tantôt nous manque le vin, tantôt la coupe » (Hebbel). Les libéraux pourraient ne pas se sentir concernés par ces reproches. Néanmoins, un peu d’humilité s’impose : ils seraient bien avisés de procéder à un inventaire[4. Comme dirait Jospin] et de prendre très au sérieux les critiques de Phillip Blond, non seulement pour ne pas être pris au dépourvu par des contradicteurs à venir, mais surtout parce que, s’ils veulent gouverner à nouveau la France, ils doivent avoir pris la mesure complète des enjeux politiques. Les libéraux sont très forts sur les questions de fiscalité, de prospérité et de libertés individuelles, mais pas toujours sur les questions d’ordre social, d’institutions ou de corps intermédiaires, de communautés, de vie locale, de solidarité, de lien social, tout ce que Burke appelle les « affections publiques »[5. « To love the little platoon we belong to in society is the first principle of public affections. It is the first link in the series by which we proceed towards a love to our country and to mankind. »]. Bref, parler du prix de tout et de la valeur de rien est aride et inadéquat, et en plus politiquement sot.
Là où Blond se révèle ignorant en économie, c’est quand il se plaint de l’apparition de monopoles suite à l’extension des activités de marché. Le géant de la distribution Tesco est sa cible favorite. Il rêve de briser ce qu’il appelle la « logique monopolistique de l’État-marché » pour voir fleurir à nouveau des entreprises locales de distribution et le petit commerce. Les libéraux nourris au bon lait de l’École autrichienne ne feront qu’un bond en lisant ça : « État-marché » est un concept très mal ficelé[6. Un peu comme « vache-poisson » ou « démocratie populaire »]. Laissons tomber ses analyses sur le fonctionnement du marché en nous contentant, ici, de dire qu’il se trompe de coupable. Ses autres propositions sont nettement plus intéressantes. Comme Blond, il faut demander comment reconstruire la société après les dévastations de l’État-providence. La réponse de Thatcher fut de repousser les limites de l’État. La politique de Big Society de Cameron est d’étendre celles de la société. On ne peut pas construire d’ordre libre à partir du nihilisme moral actuel. Face à ce constat, Blond confie au gouvernement la tâche de créer l’environnement dans lequel peuvent s’épanouir les normes et les institutions sociales qui permettent la réciprocité entre citoyens. C’est un principe dont les libéraux peuvent parfaitement faire leur programme politique : État civique, État associatif, marché moralisé[7. Blond voit le problème que pose un secteur financier démesuré, sans arriver à poser le bon diagnostic. Visiblement il ignore tout de la théorie autrichienne de la monnaie et du crédit, et ne lit pas les articles de Georges Kaplan]. Blond le répète souvent : « Le consensus politique actuel est libéral de gauche culturellement et libéral de droite économiquement, et c’est précisément le mauvais endroit où se tenir. » Une vague conservatrice est en train d’inonder l’Europe. La Big Society − « Société-providence » ? − corrigée et révisée par des libéraux français, c’est un bon moyen pour que cette vague conservatrice irrigue notre pays sans le noyer.[/access]
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