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Moi, je suis Bistro

Hommage à la France des éleveurs, des vignerons, des cuisiniers, des maraîchers, des ostréiculteurs...


Moi, je suis Bistro
Didier Hubert, serveur du bistrot "Le petit fer à cheval", dans le Marais à Paris, le 10/09/2019 / PHOTO: Thibault Camus/AP/SIPA / AP22380818_000011

Près de 500 pages à se damner dans le Bistrotier, livre du savoir « bien manger et bien boire » écrit par Stéphane Reynaud aux éditions du Chêne


Certains relisent Proust pour accepter la vacuité des temps modernes, moi, je choisis en ce début du mois de novembre, le Bistrotier, gros pavé, aussi épais qu’une côte de bœuf charolaise, rédigé par Stéphane Reynaud et illustré par l’artiste photographe Marie-Pierre Morel. Ses clichés sont juteux à souhait, le persillé des viandes qu’elle saisit sous son objectif vous fait du gringue dans l’assiette ; quant aux terrines, splendides de poésie agraire, tableaux naturalistes où le gras et le maigre s’harmonisent dans des tonalités automnales, leur rendu visuel a une sorte d’éclat crouté aux reflets mordorés qui appelle une mastication heureuse, mes mâchoires en claquent d’avance, je ne m’appartiens plus, je cède au péché de la gourmandise.

Je me demande si le Bistrotier, livre qui ravive « l’esprit bistrotier à la maison » n’est pas ce que j’ai lu de plus sensuel et déchirant, de plus salutaire et merveilleux, de plus profondément humain et désintéressé, depuis une vingtaine d’années.

Dernier témoin de notre civilisation

Je me demande si le Bistrotier, livre qui ravive « l’esprit bistrotier à la maison » n’est pas ce que j’ai lu de plus sensuel et déchirant, de plus salutaire et merveilleux, de plus profondément humain et désintéressé, depuis une vingtaine d’années. Nous sommes à la fois chez Virgile et chez Rabelais, dans un dessin de Sempé ou un film de Sautet. Il y a dans ce recueil ménager, une forme d’abandon et d’exil intérieur qui en dit bien plus sur notre résistance aux fossoyeurs du « bien manger » que la lecture laborieuse des autofictions faisandées et victimaires de la rentrée littéraire. D’abord, vous compulsez ce Bistrotier distraitement, le regard furtif, sans vous rendre compte que le zinc et les nappes blanches sont les derniers témoins de notre civilisation la plus évoluée. Et puis, vous vous arrêtez sur quelques plats de votre enfance, et là, entre les rillettes de cochon et la salade de museau, vos yeux commencent à briller, votre ventre crie famine, votre langue appelle au secours, vous avez faim.

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Tripes, rognons, cervelles d’agneau

Dès la première page de son roman La Mandarine paru en 1957, Christine de Rivoyre écrivait cette phrase demeurée célèbre : « Au bout de dix ans de mariage une femme ne devrait pas avoir envie de manger après l’amour, mais moi, Séverine, j’ai envie, et c’est une sensation que je recherche, que je choie… ». Le goût du bon et de l’éternel ne trompe pas. Toutes ces entrées ventrues, ces cochonnailles pimpantes, ces pièces de boucher maturées, ces plateaux de l’écailler à l’équilibre instable et ces desserts d’enfance sont le miroir de notre culture bistrotière, à la croisée des mères lyonnaises, des brasseries parisiennes au brouhaha chantant et des producteurs responsables.

Dans ce Bistrotier, il y a la France des éleveurs, des vignerons, des cuisiniers, des maraîchers, des boulangers, des ostréiculteurs, de tous les ordonnateurs d’un bien-être salvateur. Sans eux, nous aurions déjà viré dans une virtualité suicidaire. Aller au bistrot pour mordre dans un véritable jambon-beurre au comptoir ou s’attabler devant une saucisse de Toulouse/purée est une parenthèse enchantée dans la journée d’un travailleur, dommage que ce soit le plus souvent un luxe, ça devrait être un droit fondamental, une avancée sociale réclamée par les syndicats, une exigence républicaine. Car on ne s’y rend pas seulement pour se nourrir dignement, mais aussi pour écouter les conversations voisines, repousser les emmerdements de la matinée, nous extraire de notre solitude et partager enfin une heure de notre vie avec des inconnus, une heure qui ne serait pas soumise à une rentabilité immédiate et obscène, une heure où la parole serait libre et les cuissons précises. Notre citoyenneté en sortirait grandie.

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Alors, quand le moral flanche, quand l’essence vient à manquer et que l’actualité est tout simplement d’une dégueulasserie sans nom, on aspire à quelques minutes de répit autour de recettes fédératrices. Pour se souvenir et communier sur l’autel d’une gastronomie humaniste. Dieu que c’est beau, un bistrot qui sert du fromage de tête ou des gougères sauce Mornay, j’y vois la main experte du charcutier et la virtuosité du maître-saucier. Ces gestes de fraternité concourent à notre cohésion nationale. Ne cherchez pas ailleurs les ferments de notre « vivre ensemble », il se trouve à midi dans des établissements qui respectent encore la provenance des produits, la saisonnalité et la maîtrise du feu. Devant ces goûts immémoriaux, notre mémoire n’a rien oublié. Face à un œuf mollet, je mets un genou à terre.

Nous entrons dans le mois des abats, le Bistrotier, nous parle des tripes, des rognons aux châtaignes ou de la cervelle d’agneau, avec des mots simples, sans affèterie, sans ostentation, sans instrumentation, sans calcul politique, juste parce que leur texture et leur empreinte gustative nous procurent des émotions bien supérieures à la grande littérature. Je ne me remets pas encore de la photo (page 237) d’un gros salé, de ses lentilles du Puy, de ses rondelles de saucisson, de son échine de porc et de sa poitrine fumée, nous atteignons-là des sommets d’érotisme culinaire. 

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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