Patrick Modiano vient de recevoir le Prix Nobel de littérature. C’est plutôt une surprise. Cela faisait tellement longtemps que l’on attendait, à nouveau, un prix Nobel de langue française. On nous objectera que Claude Simon (1985) et Le Clézio (2008), ce n’est pas si loin. Encore faut-il s’entendre sur les termes. Claude Simon, opaque disciple du Nouveau Roman, donne l’impression d’être un écrivain ruthène qui intéresserait surtout des universitaires de Tasmanie tandis que Le Clézio a quelque chose d’un sympathique boy-scout, genre « safari signe de piste » avec illustrations de Joubert, le tout traduit d’un improbable dialecte toltèque. D’ailleurs, ces deux-là prouvaient bien les goûts habituels du jury Nobel en matière de littérature : soit l’expérimentation snobinarde élitiste, soit les bons sentiments mondialisés. Modiano, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est un écrivain qui n’a jamais rien eu à vendre, ni expérimentation de laboratoire, ni idéologie, ni bons sentiments, toute chose qui n’ont jamais donné de la bonne littérature.
Le hasard fait que nous apprenons cette excellente nouvelle alors que son dernier roman vient de sortir, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, et que nous en avions prévu la lecture ce week-end car Modiano va bien avec la mélancolie d’un dimanche d’automne au goût de noix et de chinon quand on interrompt sa lecture seulement pour jeter un œil par la fenêtre sur une avenue déserte bordée d’immeubles Haussmann avec les feuilles des peupliers qui commencent à tomber dans les contre-allées. La rencontre avec Modiano, pourtant, nous avait pris du temps. Il faut dire qu’on nous l’avait un peu caché, Modiano. Ou, pour formuler les choses différemment, jusqu’à la fin des années 80, on avait l’impression que Modiano était un écrivain pour cadres sup qui recherchaient un supplément d’âme, un écrivain qui allait apporter la littérature dans la corbeille de leurs signes extérieurs de richesse. Bien entendu, tout cela a changé. La barbarie n’ayant cessé de s’amplifier, le cadre n’a même plus besoin de l’alibi littéraire pour paraître. Et si vraiment il s’ennuie, et qu’il n’a rien d’autre à faire pendant une heure de plage ou de train, il lui suffira de lire un roman de Guillaume Musso ou de Marc Levy. On ne trouve plus que ça sur les maigres tourniquets consacrés à la littérature française et dans les listes des meilleures ventes. Tant mieux, finalement : nos nouveaux seigneurs, en se concentrant exclusivement sur l’appétit de richesses, ont libéré des territoires entiers de l’imaginaire qu’il ne tient qu’à nous de réinvestir.
Ainsi, oublions ceux qui lisaient ou feignaient de lire Modiano, ceux qui disaient qu’il qu’il fallait lire Modiano, que ce soit les critiques paresseux ou les profs en facilité. Et redécouvrons-le pour ce qu’il est : l’écrivain français qui a le mieux saisi depuis quarante ans, dans ses romans qui font semblant de tous se ressembler, les corsi et recorsi de notre durée humaine. Le Nobel a cru faire un choix mainstream, tant mieux, car il n’a pas vu à quel point Modiano est inassimilable aujourd’hui et que son succès public, comme souvent en littérature, relève du malentendu : Modiano ne raconte pas vraiment d’histoire et il aime la lenteur et les traces du monde d’avant. Comment voulez-vous faire un roman avec ça? Nous vous invitons cependant à éteindre les portables et à mesurer, très précisément ce que dégagent de silence, de lumière, de subversion discrète aussi, les quelques lignes qui suivent : « À l’époque, j’y trouvais encore des vestiges de mon enfance: les hôtels délabrés de la rue Dauphine, le hangar du catéchisme, le café du Carrefour de l’Odéon où trafiquaient quelques déserteurs des bases américaines, l’escalier obscur du Vert Galant, et cette inscription sur le mur crasseux de la rue Mazarine, que je lisais chaque fois que j’allais à l’école: NE TRAVAILLEZ JAMAIS. » Ou encore : « Notre seul but de voyage, c’était d’aller au coeur de l’été; là où le temps s’arrête et où les aiguilles de l’horloge marquent pour toujours la même heure: midi. « Il s’agit d’extraits du roman Dans le café de la jeunesse perdue qui reprend, en creux, l’histoire des dérives des jeunes situs dans le Saint-Germain des années 50.
On dit que Modiano écrit toujours le même livre. Outre que c’est souvent la marque d’un écrivain de race, ce n’est pas tout à fait vrai. L’œuvre de Modiano a aussi connu des bifurcations, derrière l’apparente unité que lui donne sa fameuse petite musique. On connaît très précisément son roman familial douloureux depuis Un pedigree et le passé trouble de son père pendant l’Occupation : il était juif, fréquentait des milieux interlopes et avait fait une éphémère fortune grâce à des trafics divers. Quant à sa mère, comédienne belge, elle s’est désintéressée de lui dès l’enfance et l’a abandonné à ses grands-parents. Modiano, à ses débuts, ne voulait pas parler explicitement de sa propre vie. Il écrivit ainsi une série de romans subtilement angoissants, flirtant avec le fantastique dans leur description de Paris sous l’Occupation avec des personnages en apesanteur sociale, vaguement collabos, vaguement truands, toujours sur le point d’être arrêtés.
Modiano, finalement, c’est un Simenon sans Maigret. Il écrit autour des creux, des absences, des non-dits avec des narrateurs orphelins qui louent des chambres à la semaine dans des arrondissements excentrés et qui recherchent les traces d’une petite fille déportée. Modiano est l’écrivain de la mélancolie sereine, de la mémoire inguérissable, de la nostalgie apaisée. Autant dire l’exact envers du présent perpétuel, de l’amnésie organisée, de l’éphémère médiatique.
Alors remercions encore une fois le Nobel qui, même s’il ne l’a pas fait exprès, ne s’est pas perdu dans le quartier.
*Photo : Christophe Ena/AP/SIPA. AP21635482_000019.
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