Parce qu’on a oublié de lire, on serait inculte ? L’autre soir, j’ai accompagné Mme Pellerin au rang 15. Le rang des élus, mais elle ne venait pas se montrer, elle venait pour le plaisir, ce n’était pas la première. C’était le soir où notre Florian Sempey débutait à l’Opéra Bastille dans Le Barbier de Séville. Après le rideau, Mme le ministre est allée lui dire comment elle était pas moitié fière de compter en un mois deux Prix Nobel et deux barytons français d’une classe pareille (l’autre c’est Ludovic Tézier, qui faisait un tabac dans Tosca).
D’accord, les Nobel Tirole et Modiano, surtout Modiano, elle voyait pas trop. Quoi, quoi ! ils criaient à la télé, qu’est-ce que c’est ce ministre des gens de lettres qui n’ouvre pas leurs livres ? Imposture ! Moi je dis, voilà un cas original.[access capability= »lire_inedits »] D’habitude chez nous c’est le contraire, le cultureux de base sait très bien que « Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières » est un octosyllabe de Rimbaud, mais se figure que Rossini a composé La Pie qui chante au xvie siècle – s’il a jamais entendu parler de Rossini. Pour une fois qu’on en tient une accro à Rossini et molle à Rimbaud, honnête avec ça, qui l’avoue les yeux dans les yeux, donnons-lui une médaille !
Et puis faites pas semblant. Vous le savez que ministre est un boulot de chien, qu’on ne lit plus, qu’on ne pense plus, qu’on récite des notes de synthèse sur un million de trucs non identifiés. Ministre de la culture et personne humaine relève du cumul des mandats. Trente secondes avant d’avouer sur Canal + qu’elle n’avait même pas lu le résumé de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, ma petite Fleur racontait son déjeuner « pas plus tard qu’aujourd’hui avec Patrick Modiano ». Ajoutant : « Ce sont des rencontres merveilleuses. On a eu un déjeuner formidable, très très sympathique, on a beaucoup rigolé. » Bon calcul. Si elle l’avait lu, ils auraient moins rigolé.
« Qu’elle rigole !, s’emporte Muguette, l’ouvreuse de la Comédie-Française, elle ment comme elle respire. T’as lu son tweet ? “Émue, heureuse et fière de ce magnifique prix Nobel. Profonde admiration pour l’œuvre de Patrick Modiano, si justement récompensée.” Heureuse et fière, elle sait pas qui c’est ! Cour martiale ! »
Ben non. On a le droit d’être fier des inconnus. Ce serait même un devoir si on réfléchit. Moi, ce qui me chiffonne, dans la phrase de Mme Pellerin sur Canal, c’est pas la fin, c’est le début. On vous l’imprime : « J’avoue sans aucun problème que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, je lis beaucoup de textes de lois, je lis beaucoup les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu. » Pas « c’est triste », pas « je suis désolée » : « sans aucun problème ». Ne jamais ouvrir un livre ne lui pose aucun problème. Elle en serait aussi fière que de ses compatriotes distingués. Plus fière même. Cacher à tous et à tout prix que j’étais bonne élève au lycée de Buc, qu’on me choyait à l’ENA, que même née dans la rue j’ai été éduquée par des gens qui en avaient, qui m’en ont donné, de la culture. Mon conseiller en com’ affirme que l’éducation et les soirées à l’Opéra sont des fautes à se faire pardonner, que le peuple trouvera populaire mon adhésion à la neuneu pride. Pour une fois que l’occasion se présente de jouer la petite sœur de Nabilla ! Mon vide, je m’en félicite, je m’en peinturlure, je m’en auréole. Aucun problème.[/access]
*Photo : DENIS ALLARD/POOL/SIPA. 00697759_000013.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !