La mob’ pour tous


La mob’ pour tous

mobylette idiot international

Au journal, on aime le débat d’idées, la contradiction joyeuse, les empoignades viriles mais toujours correctes. Depuis le début de l’année, on a seulement enregistré deux côtes cassées et un nez brisé, signe de notre modération physique lors des conférences de rédaction. Je ne préfère pas trop m’étendre sur cet incident malheureux qui remonte à deux mois. Un européiste convaincu qui fut oublié, par mégarde, un week-end entier dans le sous-sol d’un pavillon de banlieue. Rassurez-vous, nous le libérâmes le lundi matin en nous quittant bons amis. Après deux jours dans le noir absolu propice à l’introspection, il admit que sa position rigoriste sur les dettes publiques pouvait choquer nos convictions humanistes. Entre souverainistes, marxistes, croyants, athées, libéraux, réactionnaires, partisans du vin biodynamique et du civet de lapin, souvent le ton monte, les mots s’emballent et il n’est pas rare de voir divers objets (stylo, cendrier, chaise, radiateur et dans les cas extrêmes, un exemplaire d’Indignezvous) traverser la salle, signe de notre vitalité intellectuelle.

A l’approche de l’été, la direction nous a demandé de mettre un peu d’ordre dans ce foutoir. Les gens nous regardent, mieux ils nous lisent. Nous sommes vendus en kiosque, nous devons afficher une ligne éditoriale cohérente (à cet instant, certains voulurent quitter la pièce en criant : Et puis quoi encore, vous n’auriez pas l’intention de nous brider ?). Il fallut toute la diplomatie d’un ex-para pour que ces éléments factieux acceptent de se rasseoir après leur avoir promis une tribune libre où ils pourraient dénoncer à leur guise le comportement quasi-dictatorial de la direction, du marché, du système, etc… Si l’objectif était de ne plus passer aux yeux de nos confrères pour une bande d’énergumènes incontrôlables qui écrivent ce qu’ils pensent et sont incapables de s’accorder entre eux sur le moindre petit sujet, la soirée risquait d’être longue. « Trouvez un sujet où vous êtes tous d’accord ? Il en va du sérieux de notre publication ! » intima le rédacteur en chef peu enclin au dialogue constructif. Nous ne sommes pas au conseil des ministres. Ici, quand le chef ordonne, les subalternes acquiescent. S’en suivit alors un silence gêné qui se transforma vite en fronde, chacun trouvant la méthode dégueulasse, un ancien de L’Idiot International qui en avait pourtant vu du temps de Jean-Edern en matière de dinguerie faillit s’étrangler en sifflant une rasade de scotch (l’alcool favorise l’établissement de la vérité, vieille maxime journalistique des années 70).

Un autre confrère qui, de Philippe Tesson à Jean-François Kahn en passant par Serge July, avait, en quarante ans de carrière, usé son Mont-Blanc dans toutes les rédactions les plus foutraques n’en revenait pas. Il éructait : Inadmissible ! Humiliant ! Impardonnable ! Même le fayot de service qui avait accepté d’être payé en abonnement ne pouvait plus cacher son courroux. Le chef n’en démordait pas : « Vous ne sortirez d’ici qu’après avoir accordé vos violons ! Alors, j’attends…Quelqu’un a-t-il une idée ? ». Un seul d’entre nous se risqua à prendre la parole : «  Et si nous évoquions le conflit israélo-palestinien ? ». Personne ne daigna relever ce moment d’égarement, il y eut même pour la première fois, quelques sourires échangés entre les deux camps jusque-là irréconciliables.

Après cette tentative avortée, une de nos jeunes confrères, récemment fiancée, émit l’idée de parler du mariage comme socle de la société. Sa naïveté ne la sauva pas d’une volée de bois vert. Elle fut en quelques secondes ensevelie sous un torrent d’adjectifs aussi contradictoires que diffamants. Il fallait se rendre à l’évidence, nous n’étions d’accord sur rien. Pas le plus petit dénominateur commun en vue. Nous avions conscience de notre incurable singularité. Elle nous fascinait autant qu’elle nous chagrinait. Nous partagions bien quelque chose ensemble ? Quand on vit un coursier entrer dans la cour de notre immeuble. Il ne « pilotait » pas un de ces scooters modernes, tricycles carénés comme des automobiles, mais une simple mob’, une meule à l’ancienne, frêle comme un académicien, fraîche comme une lycéenne. Un cyclomoteur comme disent les pédants. 49,9 cm³ de plaisir.

Chacun y alla de son anecdote, on ne pouvait plus nous arrêter. Ce fils de paysan devenu universitaire se souvenait de ses interminables balades dans la campagne normande, ce fils de grand bourgeois élevé rue de la Pompe, jadis trotskiste, aujourd’hui avocat d’affaires eut la larme à l’œil, il se revoyait, dans un Paris enfumé, un certain mois de mai, courir d’une AG à une barricade au guidon de sa Motobécane, et ce commissaire de police ancien marlou des cités, aurait donné cher pour revivre les courses-poursuites à travers les barres d’immeubles, quant à cet aristo, il se souvenait que, sans sa « 103 », son éducation sexuelle aurait été cruellement ralentie. Pour tous, cette mob’, icône des banlieues, des campagnes, du djebel ou d’ailleurs avait le parfum de l’espoir et des combats perdus. Qu’à sa manière, elle avait plus compté dans nos vies que des précis d’économie ou des manuels d’histoire. Nous avions enfin (re)trouvé notre idéal commun.

*Photo: wikicommons.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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