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Des échecs et des femmes

Mitra Hejazipour: oui, il y a des immigrés de talent


Quoi que vous en pensiez, la nouvelle la plus enthousiasmante de la semaine fut la victoire, aux championnats de France féminins d’échecs, de la Franco-iranienne Mitra Hejazipour — française depuis le mois de mars. C’est du moins ce que pense notre chroniqueur, fervent amateur des 64 cases.


Mitra Hejazipour, née en 1993, est grand maître international féminin d’échecs. Comme tous les génies précoces de l’échiquier, elle a commencé très jeune, à 6 ans — et a immédiatement été détectée par les instances échiquéennes de son pays d’origine, l’Iran. Comme la Russie, comme les pays asiatiques, l’Iran n’hésite pas à repérer très jeunes les surdoués du pays, qu’il s’agisse d’échecs, de mathématiques ou d’appétences particulières pour l’antisémitisme et l’énergie atomique — deux spécialités qui là-bas n’en font qu’une.

Qu’Annie Ernaux aille se faire voir en Iran !

Vice-championne du monde à 10 ans — mais à égalité de points avec la championne Hou Yifan —, elle accumule dès lors les victoires : titre national en 2012, championne d’Asie en 2015, elle est proclamée grand maître. Et en 2019, au championnat du monde de blitz à Moscou, elle ôte son voile, qu’elle considère comme une limitation et non comme une protection des femmes, pour protester contre la condition féminine en Iran. Une condition féminine qui inquiète nos féministes auto-proclamées, celles qui dans le même temps défendent en France le port du voile et de l’abaya, comme l’a raconté ici même Céline Pina : et c’est à ça qu’on a donné le prix Nobel de littérature…

Alors Mitra Hejazipour passe en France, et rejoint le club de Brest, qui avec son aide accède en 2020 à la première division française. Et la voilà championne de France, quelques mois après avoir obtenu la nationalité française. Eh oui, il y a des immigrés de talent…

Le jeu d’échecs est une remarquable matrice de courage, d’acharnement et d’apprentissage de la confiance en soi. Si vous n’avez pas poussé du bois dès votre plus jeune âge, si Bobby Fisher infligeant à Boris Spassky la raclée que l’on sait à Reykjavik en 1972 cela ne vous dit rien, si vous n’avez pas dévoré jadis Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig ou La Défense Loujine de Nabokov, vous avez peut-être vu, sur Netflix, la remarquable mini-série intitulée Le Jeu de la dame, inspirée du roman homonyme de Walter Tevis.

Le monde étouffant des grandes parties

Walter Tevis ? Mais si, rappelez-vous ! Il est l’auteur de L’Arnaqueur, dont Robert Rossen tira en 1961 un film mémorable avec Paul Newman. Des années durant, j’ai conseillé ce roman à mes élèves pour leur apprendre comment perdre alors même que l’on est le plus fort — et en définitive comment gagner. The Queen’s gambit (titre originel) narre la montée au firmament de Beth Harmon, orpheline mal barrée mais sauvée par le jeu d’échecs que lui enseigne l’homme à tout faire de l’orphelinat. Anya Taylor-Joy, dont j’ai eu par ailleurs l’occasion de dire tout le bien que l’on peut en penser quand elle a joué dans The Menu l’année dernière, interprète le rôle de cette quasi-autiste avec une perfection rare. Je n’ai pas la télé, et je suis tombé par hasard sur Le Jeu de la dame pendant le confinement, chez des amis. Lisez le roman de Tevis, autrement complexe que la série, qui a laissé de côté certains aspects un peu trop réalistes du roman. Mais telle qu’elle est, la série donne une idée exacte du monde étouffant des grandes parties, et Marie Sebag, championne de France en 2000 à 14 ans, et première à accéder, en 2008, au statut de Grand maître international, interviewée par le Figaro, en a dit tout le bien qu’elle mérite.

Capablanca / Alekhine : une partie mémorable

Il est de nécessité publique que nous remettions sur pied l’élitisme républicain, en détectant de façon précoce les vrais talents chez les enfants ou les adolescents. Comme je le raconte dans mon dernier livre, et comme j’ai eu l’occasion de le rappeler dans les médias, la politique égalitariste imposée depuis quarante ans ne s’est pas contentée de fabriquer des inégalités insupportables : elle a tellement baissé le niveau qu’elle a découragé les meilleurs de s’identifier comme tels. Il faut urgemment rétablir des filières de niveau, regrouper les meilleurs et aider les plus faibles, accepter l’idée que les prétendus HPI ne cassent pas trois briques mais que de vrais génies, appartenant à toutes les conditions sociales, somnolent dans un système scolaire qui ne leur demande surtout pas de briller, et pratiquement le leur interdit. Il faut dire que les pédagogues auxquels Jospin puis tous les ministres ont confié les clefs de la rue de Grenelle se sont cooptés sur un seul critère, celui de la médiocrité. Le vrai talent est désormais mal vu dans ce pays : pour reprendre ma métaphore échiquéenne, on apprend à la rigueur le coup du berger, mais surtout pas davantage.

J’appelle de mes vœux un régime nouveau qui incitera chacun à aller au plus haut de ses capacités — et qui saura faire venir en France les talents repérés à l’étranger, et non tous les demandeurs d’asile qui auront nagé jusqu’à Lampedusa. Et en attendant, je fais comme Philip Marlowe à la fin de The High Window :

« It was night. I went home and put my old house clothes on and set the chessmen out and mixed a drink and played over another Capablanca. It went fifty-nine moves. Beautiful cold remorseless chess, almost creepy in its silent implacability.

When it was done I listened at the open window for a while and smelled the night. Then I carried my glass out to the kitchen and rinsed it and filled it with ice water and stood at the sink sipping it and looking at my face in the mirror.

« You and Capablanca' » I said.”

Ça a bercé mon adolescence. Pour ceux qui ne savent pas, José Raúl Capablanca (1888-1942) fut l’un des plus grands joueurs d’échecs de tous les temps — sa partie contre Alekhine aux championnats du monde de 1927, alors même qu’il jouait avec les noirs, est encore dans toutes les mémoires… Dans celles de Beth Harmon ou de Mitra Hejazipour certainement.




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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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