Morales et le passé, vieille rengaine, nostalgie des roudoudous et des pétrolettes, siphons à l’eau de Seltz et cravates en tricotine, on connaît la chanson. Films en noir et blanc, zinc dépoli, écrivains réprouvés et Weston aux pieds, ce garage des souvenirs n’amuse plus que les boomers déprimés et quelques lecteurs égarés. À trop lustrer le monde d’avant, à vénérer le faisandé et le « 50 ans d’âge », on finit par lasser et passer à côté d’auteurs bien vivants. Old chap ! J’ai toujours une réticence à parler de mes contemporains. Nous n’avons pas le recul nécessaire pour bien juger leur œuvre, il est encore trop tôt pour se prononcer. Attendons un délai de décence, disons une précaution d’usage d’une dizaine d’années après la mort, on pourra alors commencer à tresser des lauriers ou à napalmer.
Désarroi mécanique et littéraire
Mea culpa ! Je ne me ferais jamais à cette modernité qui diffame mes Trente Glorieuses et salit ma mémoire. Sachez pourtant que je lutte contre mon atavisme. J’ai été élevé à la mélopée rocailleuse du V8 Mustang et je dois m’incliner devant le sifflement névrotique des batteries électriques. C’est dire mon désarroi autant mécanique que littéraire. Plus d’une fois, vous m’avez entendu pester ici-même contre l’absence de style des romans en cours et de l’affadissement en marche. La belle phrase « hecho a mano » roulée par une torcedores cubaine aux cuisses larges dans la moiteur de la Havane se rencontre de moins en moins souvent. Eh bien, c’est faux. Au mois d’avril, dans un confinement lymphatique, il existe des livres qui nous arrachent à notre léthargie sanitaire. Ils viennent de sortir là, maintenant, ils sont frais comme la rosée, aussi fermes que les futurs saints de glace de mai. Leur couverture brille et leurs pages craquent comme du bon pain. Je vous offre ce bouquet d’odeurs, de saveurs et d’aigreurs, de formules saillantes qui réveilleront les plus blasés d’entre nous. Parfois, c’est un mot qui déclenche l’imaginaire et la lyre.
Grisaille sixties
Dans Silence radio (La Table Ronde) de Thierry Dancourt, cet habile diffuseur d’ambiances interlopes, se vautrant avec délice dans la grisaille des Sixties, c’est le mot Alka-Seltzer qui condense sa mélancolie policière. Il a l’art de brouiller les ondes et de pratiquer un pointillisme mystérieux. Dans Épopée minuscule du boomer (Les impliqués Éditeur), Éric Desmons, facétieux pourfendeur de nos travers, portraitiste talentueux du loser à l’arrêt, fait apparaître une fille qui fume des Kool Menthol et porte un short trop court. Assez pour désarçonner un héros fatigué du progressisme ambiant, égaré sur une île grecque. Je ne peux vous cacher que j’aime les écrivains vivants qui portent sur le passé, un regard tendre, les inquisiteurs m’ennuient profondément.
Souvenir de Michel Mohrt
La fournée d’avril est aussi riche en découvertes, quand un auteur s’empare, par exemple, d’un artiste méconnu du grand public. On peut faire confiance à Guy Darol qui publie avec l’illustrateur Laurent Bourlaud Moondog (Éditions de la Philharmonie de Paris), ce musicien américain tantôt viking ou navajo, disparu en Allemagne, après avoir longtemps vécu dans la rue new-yorkaise, autour de la 6ème avenue. Expert en Frank Zappa et André Hardellet, entre autres, Darol est décidément notre maître en musique et poésie. Sa plume jamais banale, toujours mélodique perce les artistes à jour. On se coule dans ses phrases comme dans le jazz erratique et hypnotique de Moondog. Avec Pierre Joannon, diplomate et écrivain, Irlandais de cœur, hussard d’esprit, on rend hommage à Michel Mohrt, réfractaire stendhalien (La Thébaïde). Joannon a été son ami, il lui élève une stèle sensible et malicieuse, érudite sans être assommante, pleine de charme écorché. Qui n’a pas encore lu Mohrt, l’armoricain américain de la campagne d’Italie ou des campus mixtes ne sait rien du plaisir intense d’une langue parfaitement dosée. « Trop lucide pour se glisser dans la peau d’un militant politique, trop sceptique vis-à-vis des idéologies à prétentions salvatrices, davantage attiré par les femmes, l’amour et la littérature que par l’activisme désordonné de ses anciens compagnons d’armes, Michel Mohrt choisit d’être le chroniqueur de ces temps d’infortune » écrit-il, avec justesse.
Le journal de Roland J.
Et puis dans cette fournée, il y a les flibustiers, les tirailleurs de formules, ceux qui font danser la phrase et dégonfler les fats. L’ironie jouissive est leur arme de dissuasion massive. Comment ne pas succomber à la douceur vipérine de Roland Jaccard dans « Le Monde d’avant Journal 1983-1988 » (Serge Safran éditeur) quand il dégomme À nos amours de Pialat : « c’est la Boum 3 en plus veule ou À nous les petites anglaises en plus prétentieux ». Enfin gardons pour clore ce bouquet d’avril, le jongleur chantant, le Palois conquérant qui, de sa prose vibrante, plaque l’assaillant. Dans Le Bazar de l’hôtel de ville (Le Castor Astral), Christian Laborde avoue : « Je n’étais pas un écolier, je n’étais pas leur camarade, j’étais la rivière : je débordais ». Son débord, cette propension à faire tinter le verbe, est notre bonheur de printemps.
Silence radio de Thierry Dancourt – La Table Ronde –
Épopée minuscule du boomer d’Éric Desmons – Les impliqués Editeur –
Moondog racontée par Guy Darol & Laurent Bourlaud – Éditions de la Philharmonie de Paris –
Michel Mohrt, réfractaire stendhalien de Pierre Joannon – La Thébaïde –
Le Monde d’avant Journal 1983-1988 de Roland Jaccard – Serge Safran éditeur –
Le Bazar de l’Hôtel de ville de Christian Laborde – Le Castor Astral –