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Taxi-Girl on the road

Mirwais publie un livre


Taxi-Girl on the road
Taxi-Girl, 1982 © Catherine Faux/Sipa

Mirwais est le dernier membre de Taxi-Girl encore de ce monde. Dans un livre de mémoires qui évite tous les écueils du genre, il ressuscite le groupe de rock underground né à la fin des années 1970. Et il se révèle être un écrivain au grand style.


Écrire un livre sur le rock n’roll, c’est entrer en terrain miné. Des pièges partout, des erreurs à ne pas commettre, au risque d’exploser en vol. À chaque instant, les lieux communs mille fois entendus peuvent créer une caricature grotesque. Les talons des boots qui résonnent dans les rues désertes, les baisers couleur de bière, le garage comme salle de répétition prêtée par le grand-oncle, la première guitare achetée avec de l’argent volé dans une boulangerie… j’en passe et des moins bonnes. Que ces anecdotes soient vraies ou non n’est pas l’important : nous les avons trop entendues. Pire, on nous les a le plus souvent contées d’une façon tiède et dans un style qui n’est presque jamais piquant, drôle ou méchant. Un comble pour cette musique créée par et pour les nerveux, ce sel de la terre.

Mirwais, étrange bonhomme longiligne

On ne sait plus bien si Mirwais est plus connu pour ses sombres années Taxi-Girl ou pour sa faste épopée comme producteur de Madonna. Il est aujourd’hui sous les projecteurs (la presse est unanime et parfois même dithyrambique) pour un livre sans doute fabuleux et plus encore unique. Un livre qui fait la lumière sur les ombres. Mirwais, qui nous promet deux autres tomes, raconte ici le récit électrique des premières années de son groupe Taxi-Girl. Voyage dans le temps, bien sûr, mais surtout voyage au milieu d’une bande étrange et un peu macabre de quatre garçons pris dans la tempête de la musique et de l’autodestruction.

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À la tête de ceux-là, il y a Daniel Darc (qui l’écrivait « Dark » en ses jeunes années) : inoubliable feu follet clignotant entre le néant et la grâce (mort en 2013) ; et puis, à ses côtés, cet étrange bonhomme longiligne au regard perçant et profond, portant le nom afghan de Ahmadzaï : c’est Mirwais. Lisons-le : « Je composais la musique de presque tous les titres mais ne prétendais à rien. Je ne savais même pas que je composais. Eux c’était moi, et moi c’était eux. Les autres ne voyaient pas les choses ainsi. Ce n’est pas un reproche que je leur fais. Je pense que j’étais anormalement anormal. Puisque je me souciais du groupe et non pas de moi-même. De l’extérieur, c’était risible mais bon, je faisais ce que je pouvais. » Il ne faudrait pas non plus oublier Laurent Biehler, dit Sinclair (mort en 2019), part essentielle au son de Taxi-Girl, étant aux claviers ; et enfin, jusqu’à sa mort par overdose de cocaïne en 1981, le batteur Pierre Wolfsohn. Mirwais est aujourd’hui le seul rescapé de cette vie d’aventures vicieuses, donc dangereuse et tragique.

Si le style c’est l’homme, comme disait Buffon (que Louis-Ferdinand Céline aimait à citer – lui qui s’y connaissait en matière de style), Mirwais est indéniablement un homme singulier. Ces mémoires sous dopamine ne ressemblent à aucun autre. Des réminiscences de Burroughs se font entendre ici et là, avec cette façon de couper au cutter les phrases et de montrer par un vocabulaire curieux cet univers interlope que lui seul, avec ces yeux-lasers, est capable de distinguer et de décrire. Nous savions que Mirwais était un as de la pop music ; nous savons désormais qu’il est aussi un écrivain véritable. Ce n’est pas rien ; ni très courant dans ce milieu–loin de là. Quand certains ont recours à de vrais écrivains ratés pour écrire leur vie, d’autres s’entretiennent sous forme de pénibles livres-confessions : Mirwais, lui, saute le pas, se lance dans l’arène, dégaine une plume d’acier et d’acide pour retracer les années de formation d’un groupe inclassable et probablement incompris.

Ballade hallucinée dans les temps perdus

En guise d’introduction, il fait le bilan de cette carrière foudroyante : « Taxi-Girl fut un échec invraisemblable. Nous avons sans doute laissé une trace dans l’histoire de la musique française, ce n’est pas à moi d’en juger. Mais à bien y réfléchir, cela n’aurait jamais marché pour nous. Nous étions “ceux qui dérangeaient” (pour quelle raison ? Que dérangions-nous ? Je l’ignore encore). » En réécoutant les disques de Taxi-Girl, qu’autour des années 2010 nous passions mes amis et moi à l’intérieur de vieilles voitures défoncées comme nous, à l’aube, dans nos provinces sans charme, je me suis souvenu des propos de Fabrice Luchini sur son début de carrière difficile, ses insuccès de jeunesse : « On me disait : “Fabrice, quand tu joues, on ne sait pas si tu es homo ou hétéro.” »Il n’est pas impossible que quelque chose de similaire se soit produit pour Taxi-Girl. Ils étaient l’ambiguïté même. Et celle-ci ne pouvait que mettre mal à l’aise le plus grand nombre. Malgré le succès tout à fait acceptable de Chercher le garçon, on voit ce qu’il y a dans cette mélodie, dans ces paroles, dans cette atmosphère, de terriblement curieux, anxieux et, disons-le, de malsain. Taxi-Girl était un formidable cabinet de curiosités dont la vitrine-pop n’empêchait pas de distinguer les perverses couleurs violacées, les parfums capiteux et les arômes enivrants. Avec un tel marchandage, vous ne pouvez plaire qu’à une étrange élite, une faune bizarre : c’est tout le mal qu’on souhaite à certains.

L’époque elle aussi est montrée, décrite, décryptée. On imagine des lieux oubliés (pour ceux qui ne les ont pas connus) et des lieux qui ne sont plus ainsi qu’ils étaient (ô Gibus adoré !). C’est aussi une promenade dans Paris dont Taxi-Girl disait : « À Paris, rien n’est pareil / Tout a tellement changé que ce n’est même plus une ville / C’est juste une grande poubelle. » Avec cette balade hallucinée dans les temps perdus, c’est une descente, une descente comme la drogue en donne, mais aussi une descente dans des univers aussi sinistres que magnifiques. C’est une descente dans la mémoire de cet étonnant Mirwais. Et, s’il n’est pas interdit de penser que Mirwais a écrit un grand livre sur la musique et les débuts d’un groupe, il est possible qu’il ait écrit un grand bouquin tout court.

À lire

Mirwais, Taxi-Girl, 1978-1981, Séguier, 2024.

Taxi-Girl

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Juin2024 - Causeur #124

Article extrait du Magazine Causeur




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