Le Tripode est l’un des rares éditeurs à faire des oeuvres d’art avec des livres. Minuit en mon silence, la dernière création de Pierre Cendors, est pensée comme un hommage à l’écrivain-soldat Alain-Fournier, mort au front à l’âge de vingt-sept ans alors que la guerre commençait tout juste, en septembre 1914.
« Il était minuit en mon silence »
« Je me suis accoudé sur le pont d’un silence » écrivait Rimbaud. Pierre Cendors s’accoude, si l’on veut, sur le pont de l’Histoire – avec sa grande hache, disait Perec lorsque son heure d’évoquer l’horreur eut sonné. Le texte est une longue lettre, datée du 28 septembre 1914, adressée à une certaine « Else », le plus souvent appelée « Madame ».
« Qui n’a jamais entendu son silence murmurer en lui ? » Le lieutenant prussien Heller écrit lors de sa dernière nuit, avant d’être envoyé au combat, à la mort, il en est certain. « J’écris ce silence qui ira seul ouvrir le chemin. » Il trace des mots comme des milliers de lanternes qui rassureront ses pas quand il sera temps de foncer vers la mort. Il est de ces jeunes engagés, engagés dans la perspective de la douleur certaine, dans la charpie de vies humaines, d’amour et de libertés qu’a provoquée la Première guerre. « Au moment de mon arrivée, je portais le deuil de mon enfance. J’avais vingt ans. Il était minuit en mon silence. »
Le lieutenant Heller est l’allégorie de tous les poètes-soldats disparus sous les balles. Il connait les tranchées et l’attente. « Les jours se chevauchent comme en haute mer. »Le temps ordinaire est aboli, chaque feuillet que Heller ajoute à sa lettre est la continuation du grand et affreux récit de l’homme en guerre.
Comète de la guerre
Il sait aussi qu’il mourra en ayant aimé, et cet amour gonfle en lui, se dessine dans le ciel aux côtés de la comète de Delavan, ou « comète de la guerre », que l’on avait prise, en 1914, comme un bon présage.
Heller est peintre. Il tisse un hommage à la femme dans son acception la plus grandiose, à la fois passante baudelairienne et déesse ancestrale de la fécondité. L’amour ne meurt pas dans le coeur de l’homme lorsque la guerre éclate, au contraire. Il chérit cet amour comme une consolation portative, éternelle, inoxydable, et cet amour en retour creuse en lui une brèche dans la noire réalité. « Nulle vie ne nous explique ce qu’est un homme », déplore Heller, mais l’amour, la création, le verbe, la poésie, en dessinent les contours. L’amour, c’est l’asile offert aux hommes par l’obscurité de la nuit juste tombée, par le treizième et incroyable coup de l’horloge, sonné pour rien, « un rivage désert où souffle le poème. »
Pierre Cendors nous l’a soufflé, le livre est un hommage à Alain-Fournier. En sortant d’une exposition au Grand Palais, à dix-huit ans, l’auteur du Grand Meaulnes avait rencontré son grand amour, Yvonne de Quiévrecourt, une grande et belle jeune fille qui ne lui dit son nom que dix jours plus tard. C’est un amour impossible. Il la revoit pour la seconde fois en 1913, à la veille de son engagement, elle est mariée et mère de deux enfants.
Les cimetières militaires vibrent encore à l’unisson de ces mots étouffés dans la boue. « Notre monde, lieutenant, est seul. »
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