« Il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », expliquait pourtant Guillaume d’Ockham dès le XIVe siècle. Le dernier remaniement ministériel de François Hollande et Manuel Valls, le 11 février dernier, a semble-t-il laissé perplexe une grande majorité de nos compatriotes. Un total de 39 ministres et secrétaires d’Etat, qui plus est en temps de crise, n’est-ce pas un peu beaucoup ? La compétence et l’intérêt général sont-ils le principal critère de sélection au sein du gouvernement ? Y a-t-il d’autres motifs moins avouables ? Une secrétaire d’Etat pour la Biodiversité, une autre en charge de l’Aide aux victimes et une troisième pour l’Egalité réelle, est-ce vraiment indispensable ? Pourquoi pas, tant qu’on y est, des secrétaires d’Etat chargés de la Pêche à la palourde, de la Fraternité authentique ou de la Liberté vraie ? Est-ce une particularité bien française ?
Pour en avoir le cœur net, jetons un coup d’œil aux cabinets ministériels des autres pays. Car, comme le disait le grand Goethe, « comparer n’est pour l’ignorant qu’un moyen commode de se dispenser de juger. » L’intérêt de citer Goethe ici, c’est surtout de nous envoyer directement en Allemagne, celle de Merkel, qui compte pas moins de… 15 ministres.
Vous voulez voir à quoi ressemble un Conseil des ministres en Espagne ? Ils sont 16 et voilà ce que ça donne (en avril 2008) :
Le même Conseil des ministres, en France cette-fois (en juin 2012) :
Encore une dizaine de secrétaires d’Etat en plus et il faudra s’asseoir sur les genoux de quelques ministres pour pouvoir caser tout le monde. Ou s’exiler à Versailles. Question : le type assis à une extrémité de la table a-t-il l’oreille assez fine pour entendre son homologue qui campe de l’autre côté ?
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos ministres. Le Japon tout comme l’Australie comptent 20 membres du gouvernement. Il faut se rendre en Chine pour trouver un chiffre presque comparable à la France : 35, dont quatre vice-premiers ministres (et accessoirement quatre prénommés Wang et trois Yang). Bon, si l’on estime leur nombre par rapport à la population totale et si, bien sûr, on met pudiquement de côté le caractère peu démocratique de leur nomination, cela reste fort raisonnable par rapport à nous…
Le Cameroun « plus fort » que la France
Pour dénicher un effectif plus pléthorique qu’en France, il faut partir en Afrique et plus particulièrement au Cameroun. Pays qui détient le record du continent avec 61 vice-premiers ministres, ministres, ministres délégués, ministres chargés de mission à la présidence de la République ou encore secrétaires d’Etat… Ouf ! L’honneur est donc sauf pour notre gouvernement.
Une autre question se pose alors : comment en est-on arrivé là ? De Henri IV, il y a quatre siècles, à Napoléon III, il y a cent cinquante ans, les différents régimes qui se sont succédés comptaient tous une dizaine de ministres. C’est sous la IIIe République, régime parlementaire propice aux coalitions gouvernementales – pas moins de 16 partis politiques seront représentés à la Chambre des députés -, que l’inflation ministérielle débute. D’autant que des sous-secrétaires d’Etat sont de plus en plus souvent adjoints à des ministres.
Sous la présidence de Mac-Mahon, le cinquième gouvernement de Jules Dufaure (décembre 1877-janvier 1879) compte ainsi 14 ministres, dont 5 sous-secrétaires d’Etat. Sous la présidence de Grévy, le gouvernement de Jules Ferry (septembre 1880-novembre 1881) culmine à 17 ministres. Léon Gambetta, qui lui succède (novembre 1881-janvier 1882), place la barre à 21 ministres, dont 9 sous-secrétaires d’Etat.
On calme quelque peu le jeu sous les présidences de Carnot, Périer, Faure, Loubet et Fallières, puis on repart de plus belle avec Raymond Poincaré, lequel semble avoir davantage l’esprit de compétition. Résultat : 30 ministres dont 11 sous-secrétaires d’Etat avec le gouvernement Painlevé (septembre 1917-novembre 1917). A sa décharge, l’heure est grave puisque la première guerre mondiale fait rage. La paix est de retour, ce qui n’empêche pas chaque président de la République de placer la barre un peu plus haut. Un peu à l’image du perchiste Sergueï Bubka, lequel battait régulièrement son propre record du monde à coup de centimètres.
Le second gouvernement Tardieu (mars 1930-décembre 1930), sous la présidence de Gaston Doumergue, culmine à 35 membres, dont 15 sous-secrétaires d’Etat et un haut-commissaire (au tourisme). Et c’est de nouveau lorsque l’heure est grave, voire même désespérée, que l’on franchit encore un palier. Sous la présidence d’Albert Lebrun, le gouvernement de Paul Raynaud (mars 1940-juin 1940) comptabilise 40 membres, parmi lesquels un sous-secrétaire d’Etat à la Défense nationale et à la Guerre du nom de Charles de Gaulle (à partir du 6 juin).
Sous le régime de Vichy, le sinistre gouvernement de Pierre Laval dépasse allègrement la barre des 40 membres avec, notamment, le non moins sinistre Commissariat général aux questions juives de Xavier Vallat, lequel se voit secondé par un secrétaire général, Louis Darquier de Pellepoix. Dès lors, la majorité des gouvernements de l’après-guerre se situeront aux alentours d’une quarantaine de ministres, excepté les années de Gaulle, qui préfère un gouvernement plus resserré de moins de 30 membres. Le record ? Il est détenu sous François Mitterrand par le gouvernement de Michel Rocard (juin 1988- mai 1991) et ses… 52 membres ! Un chiffre qui a aussi des explications politiques : nanti d’une majorité seulement relative à l’Assemblée nationale, l’exécutif mène une politique d’ouverture et nomme plusieurs ministres centristes au gouvernement.
Pittoresques maroquins
Autre particularité bien française : le caractère pittoresque de l’appellation de certains ministères, comme on l’a vu avec le gouvernement Valls et ses quelques perles. Certes, ils répondent parfois à une nécessité ou à un contexte historique. Ainsi, dans un pays fraîchement marqué par les guerres de religion, Henri III nomme un secrétaire d’Etat de la Religion prétendument réformée qui subsistera jusqu’à Louis XVI. Tout est dans le « prétendument ».
Première Guerre mondiale oblige, un ministère du Ravitaillement et un autre du Blocus et des Régions libérées voient le jour en 1917. Avec les congés payés, le Front populaire de Léon Blum crée en 1936 un sous-secrétariat aux Sports et à l’Organisation des loisirs confié à Léo Lagrange (depuis 1921, il existait un sous-secrétariat chargé de l’Education physique). En mars 1938 est nommé un obscur ministre de la Coordination des services à la Présidence du Conseil. Un poste dévolu pendant moins d’un mois à Vincent Auriol, futur président de la IVe République. C’est vrai qu’en 1938, il n’y avait pas d’autres priorités…
Pendant la décolonisation, un ministre des Relations avec les Etats associés (l’Indochine) est nommé entre 1950 et 1955. Entre 1958 et 1962, ils seront cinq à se succéder au poste de… ministre français résident au Sahara. Soit deux de plus que les ministres des Droits de l’Homme : Claude Malhuret (mars 1986-mai-1988), Lucette Michaux-Chevry (mars 1993-mai 1995) et Rama Yade (juin 2007-juin 2009). Il faut dire que nommer un ministre des Droits de l’Homme quelques mois avant de recevoir Kadhafi et sa tente à l’Elysée, ça plombe une vocation… Enfin, n’oublions surtout pas le désormais mythique ministère du Temps libre qui, mine de rien, parviendra à perdurer presque deux ans dans le gouvernement de Pierre Mauroy (mai 1981- mars 1983).
En matière de créativité ministérielle dans le monde, il n’y a guère que le Japon qui se pose en concurrent direct de la France. Le gouvernement de Shinzo Abe compte notamment un ministre en charge à lui tout seul des Mesures contre la baisse démographique, de la Dynamisation de l’économie locale et des Zones stratégiques spécifiques. Un autre, prenez-bien votre respiration, est chargé de la Politique d’engagement de tous les citoyens, de l’Activité des femmes, de l’Initiative « Un nouveau défi », de la Question des enlèvements, de la Résilience territoriale et des Mesures de lutte contre la dénatalité. Défense de sourire ! Après tout, il siège à côté du ministre chargé de la Stratégie « Cool Japan » et de celui en charge des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo. En attendant le ministre de la Coupe du monde de football et, soyons fou, le sous-secrétaire d’Etat à la Ryder Cup de golf ?
Mais gardons le meilleur pour la fin. Outre les Japonais, les Indiens savent aussi se montrer imaginatifs. Depuis deux ans en effet, siègent aux côtés du Premier ministre Narendra Modi un ministre de la Justice sociale et de l’Empowerment ainsi qu’un ministre du… Yoga, de l’Ayurveda, de la Naturopathie, de l’Unani, du Siddha et de l’Homéopathie. Finalement, avec leurs secrétaires d’Etat à l’Egalité réelle ou à l’Aide aux victimes, Hollande et Valls sont des petits joueurs…
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