Le magnifique Mindhunter de David Fincher ne se contente pas de bouleverser la routine des polars télé américains et de ringardiser la concurrence. A force de dynamiter les règles du genre, c’est un véritable tueur en série.
« Le crime a changé », constate l’un des personnages de Mindhunter dès le premier épisode. Le Vietnam, le Watergate, les hippies et les gauchistes… À la fin des années 1970, l’Amérique ne sait plus à qui se fier, ma bonne dame. Même les criminels ne sont plus ce qu’ils étaient. Fini le classique « je tue pour voler une voiture et la revends pour payer ma drogue » selon la définition donnée par l’un des policiers de la série, place aux meurtriers récidivistes et sans mobile. Des « sequence killers », hasarde Holden Ford, jeune agent du FBI, en sentant confusément qu’il n’a pas encore trouvé le mot juste.
Deux aventuriers en costumes de fonctionnaires
Accompagné de son supérieur, Bill Tench – le meilleur duo de flics depuis l’attelage parfait entre Danny Glover et Mel Gibson dans L’Arme fatale –, il décide d’approcher ces nouveaux visages du crime. Et si Charles Manson n’était pas un cas isolé ? Ford est un premier de la classe, élevé dans le Midwest et qui semble ne jamais avoir entendu parler du Grateful Dead ou des Weathermen ; Tench, un père de famille, installé dans une banlieue résidentielle. Le premier doit essuyer les sarcasmes de sa petite amie, une beauté de campus qui moque sa ringardise. L’autre se débat avec un fils adoptif qui ne lui adresse pas la parole. Rien ne les prédestine à essuyer les plâtres de cette nouvelle traque aux psychopathes.
Ils se lancent pourtant, tâtonnent, se bricolent une science à partir de quelques bouts de théories, des interviews de tueurs emprisonnés et leur seule intuition. Deux aventuriers de l’esprit en costume de fonctionnaire. Aucune de leur conclusion ne semble tenir plus de deux jours. Les informations glanées n’éclaircissent rien et ne font qu’épaissir le brouillard autour de leurs recherches.
C’est là, dans ce flou, que réside le fantastique pouvoir d’attraction de Mindhunter. Les principaux protagonistes et le spectateur ressentent le même décalage, comme s’ils souffraient en permanence d’un coup de retard sur la réalité et les autres personnages. David Fincher maîtrise à la perfection ces dialogues à peine trop rapides, qui informent autant qu’ils enfument et dont la scène d’ouverture de The Social Network, son film sur le lancement de Facebook, reste le maître étalon. Pourtant, même désorientés, les deux agents du FBI n’en demeurent pas moins d’authentiques héros puisqu’ils ne reculent devant aucune question, n’éludent aucune épreuve. Mindhunter pulvérise ainsi deux des croyances les plus solidement ancrées dans l’inconscient des années 2010 : on peut contourner le réel avec les mots ; il suffit de dénoncer le Mal pour l’éradiquer.
Voir Holden Ford et Bill Tench avancer, armés de leur seul magnétophone, vers un mystère aussi terrifiant que familier (les serial killers ne sont que des hommes, après tout) relève de l’épopée. Mais une épopée qui serait débarrassée de son folklore et de sa pacotille. David Fincher ne revient pas pour la troisième fois aux serial killers, après un nanar (Seven), un film sans saveur (The Girl with the Dragon Tattoo, issu du best-seller Millenium) et un chef-d’œuvre (Zodiac), pour filmer des croque-mitaines de carnaval ou des érudits polyglottes amateurs de chair humaine, selon le modèle déposé par Le Silence des agneaux. À la manière d’un grand roman, la série trouve le point d’équilibre parfait entre son intrigue et les tourments intérieurs de ses personnages, la première ne servant qu’à éclairer les seconds d’une lumière plus vive.
Un Zodiac de dix heures
Pour atteindre cette altitude, Fincher passe par une radicale cure de dégraissage. À commencer par celui de son propre style. Il ne reste ici que le meilleur du réalisateur. Finie la caméra tape-à-l’œil de l’ancien professionnel du clip, celle qui passe par les trous de serrure dePanic Room par exemple ; oublié le scénario à tiroirs de The Game ou la voix off grandiloquente de Fight Club. Mindhunter, c’est un Zodiac qui durerait dix heures, un rêve que l’on voudrait découvrir dans une salle de cinéma, découpé en deux morceaux de cinq heures avec un entracte d’à peine 15 minutes.
La cure d’amaigrissement s’attaque aussi – et surtout – au principe même de la série. Pourquoi ce genre règne-t-il sans partage sur la fiction de notre époque au point de devenir la référence absolue de toute critique (« construit comme une série », « haletant comme une série » , « passionnant comme… »)? À cause de sa force d’invention ? De sa profondeur psychologique inédite, comme on le lit souvent ? Soyons sérieux quelques secondes. Les séries se sont imposées parce que le cinéma a sombré dans l’infantilisme le plus complet, et parce qu’elles ont usé et abusé des recettes ancestrales du feuilleton, les twists et autres ficelles scénaristiques. Fincher n’a d’ailleurs pas échappé à la règle avec l’épuisant House of Cards
Mindhunter agit comme un antidote. Le producteur-réalisateur a donné une consigne aux auteurs :« Aucun rebondissement ». L’histoire s’étire donc avec la grâce étrange d’un corps endormi, au rythme d’un road movie dans les petites villes américaines. Les scènes de repas et d’aéroports succèdent aux conversations de bar ou de bureaux. Un accident de voiture devient presque un événement. Et, lorsque l’orgueil de Holden Ford se voit puni à la fin de la saison dans une superbe scène d’effondrement, il ne s’agit pas d’un soubresaut de scénario, mais de la conséquence logique de ses actes, d’un châtiment inévitable. Lente, presque figée par moments, la série fascine à la façon d’un monochrome, par son épure et ses nuances, par le motif invisible logé dans le tapis. Une réussite totale, parfaite pour en finir avec les séries.
Mindhunter, saison 1 (10 épisodes), visible sur Netflix. Saison 2 annoncée pour 2018.