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Mille ans de solitude


Mille ans de solitude
Ilya Repine, Léon Tolstoï, 1897.
Ilya Repine, Léon Tolstoï, 1897
Ilya Repine, Léon Tolstoï, 1897.

Le désir forcené d’une nation d’être et de croître : c’est ce que montrait l’éblouissante exposition, justement intitulée « Sainte Russie », qui s’est tenue au musée du Louvre du  10 au 24 mai. Et l’on comprend mieux l’irremplaçable réactionnaire Joseph de Maistre. Celui-ci, reprenant l’une de ses pensées anciennes, selon laquelle « […] si l’on pouvait enfermer un désir russe sous une citadelle, il la ferait sauter », la précise en ces termes : « Il n’y a point d’homme qui veuille aussi passionnément que le Russe. Observez-le dans ses dépenses et dans la manière avec laquelle il poursuit toutes les jouissances qui lui passent par la tête ; vous verrez comme il veut. Observez-le dans le commerce, même parmi les classes inférieures, vous verrez comme il est intelligent et alerte sur ses intérêts ; observez-le dans l’exécution des entreprises les plus hasardeuses, sur le champ de bataille enfin, et vous verrez ce qu’il ose.[1. Joseph de Maistre, Quatre chapitres inédits sur la Russie.] »

De 750 à la seconde moitié du XVe siècle, la longue métamorphose de la Rous'[2. Rous’ désigne le peuple (synonyme de Varègue) et le territoire.] de Kiev en un État puissant témoigne d’une vision politique et administrative à la mesure d’un espace où l’horizon recule toujours. C’est ainsi que, de la naissance de la Sainte Russie à l’avènement du plus éclairé de ses tyrans, Pierre le Grand (1672-1725), s’est constitué l’immense édifice d’une indestructible volonté.

[access capability= »lire_inedits »]Descendants de Vikings gais et massacreurs

Il y eut donc au commencement, avant l’an 1000, une horde venue du Nord, composée de grands gaillards hirsutes qui laissaient derrière eux des villages en ruines, des hommes décapités, des femmes violées, des troupeaux décimés, et quelques rares clients étonnés d’avoir échappé au massacre. Infréquentables, certes, mais nécessaires si l’on en croit le Récit des temps passés, la plus ancienne chronique de l’histoire russe, tout à la fois œuvre littéraire, poème épique et bulletin d’information ; il nous enseigne qu’un peuple, composé pour un quart de commerçants et pour trois quarts de pillards, plus redouté que les loups, plus craint que les esprits mauvais, tantôt s’établissait dans la région de Kiev, tantôt poursuivait sa route sanglante. Le fameux Récit le désigne sous le nom de Rous’, et encore de Varègue, nettement différencié des populations slaves, également présentes dans ces rudes contrées. On s’accorde aujourd’hui sur l’origine scandinave de ces joyeux envahisseurs, aussi habiles à défoncer les crânes qu’à négocier le prix des fourrures. Les Rous’, enfin, sont des Vikings ! Or, le prince Vladimir (980-1015), issu de leurs rangs, après avoir considéré les religions juive, musulmane et chrétienne, opte pour cette dernière, dans sa version orthodoxe. Il sollicite le baptême en 988 « […] et toute la Rous’ kiévienne se convertit au christianisme venu de Byzance. Désormais, les immenses territoires qui s’étendent à l’est de l’Europe, entre la mer Baltique, la mer Noire et la mer Caspienne, deviennent une aire d’expansion nouvelle et privilégiée de la civilisation et de l’art byzantins[3. Janic Durand, Tamara Igoumnova, introduction au catalogue de l’exposition « Sainte Russie ».] ».

Byzantine, cette première Russie l’est assurément, sans pour cela refuser tout à fait l’influence romane venue de l’Occident. Au vrai, il apparaît de plus en plus nettement aujourd’hui que ce pays, traversé par la route fameuse « des Varègues aux Grecs », décrit vers 900 par des marchands arabes de Bagdad et, un peu plus tard, par des juifs de Kiev à l’attention de leurs coreligionnaires du Caire, s’ouvre naturellement à la Scandinavie et au Saint-Empire romain germanique (par la Pologne), et à la Méditerranée. Comme en Occident, c’est d’abord par les moines et dans les monastères que s’organisent, se « déposent » et se développent la science, la technique et l’art. Connaît-on plus admirable, plus émouvante icône de la Vierge que celle d’Andreï Roublev[4. À voir : Andreï Roublev, film d’André Tarkovski.] ? Ce portrait vraiment sublime (vers 1400) est en fait la copie, de la main du maître lui-même, d’une œuvre constantinopolitaine du XIIIe siècle, à caractère miraculeux.

Entraînée à la conquête territoriale par l’irrépressible désir russe, malgré les invasions mongoles (XIIIe siècle) et les révolutions de palais, la Rous’ kiévienne ne cesse de s’agrandir. Vient alors le temps des villes, Novgorod, Pskov, Souzdal, et Moscou, donc, qui se proclame « Troisième Rome ».

Tolstoï, Trotsky, les deux Léon…

Quant aux lois qui règlent les mœurs et les comportements sociaux, on conviendra qu’elles ne sont pas toujours inspirées par l’Esprit saint… La Russie est violente, excessive, aristocratique. Que sont les hommes dans cette immensité qui les dévore ? Des points qui se déplacent, des pions que l’on gouverne, des masses grises que l’on contraint. Les conseillers du prince, qui ne se soucièrent que très tard du sort des serfs, partageaient sans doute le regrettable pessimisme de Joseph de Maistre, selon qui « […] l’homme en général, s’il est réduit à lui-même, est trop méchant pour être libre. » Le servage « à la russe », qui hanta Tolstoï, pourtant contemporain de son abolition, est constitutif d’une société féodale fondée sur la propriété des terres et des hommes qui l’occupent : « Comme cette vieille Russie est misérable au fond, avec sa noblesse si rudement traitée par l’histoire, sans fier passé de caste, sans croisades, sans amour chevaleresque et sans tournois et même sans expéditions de brigandage romantiques sur les grands chemins ! Comme elle est pauvre en beauté intérieure, comme est profondément dégradée l’existence moutonnière et semi-animale de ses masses paysannes[5. Léon Trotsky, article paru dans le journal allemand Die Neue Zeit, 15 septembre 1908, à l’occasion du 80e anniversaire de la naissance de Tolstoï.] ! »

Un barbare éclairé qui ordonne le rasage des barbes

Enfin s’avance un colosse, un très bel homme au regard anxieux, toujours en mouvement, débordant d’une énergie folle qui l’autorisera à bouleverser l’empire ainsi qu’à fonder une ville : Pierre le Grand (1672-1725). Le duc de Saint-Simon, qui l’aperçut à Versailles, dit de lui : « […] Il avait une sorte de familiarité qui venait de liberté ; mais il n’était pas exempt d’une forte empreinte de cette ancienne barbarie de son pays qui rendait toutes ses manières promptes, même précipitées, ses volontés incertaines, sans vouloir être contraint ni contredit. » Au fond, il n’aime guère la « Sainte Russie », maintenue dans la pénombre, tenue éloignée par l’Église orthodoxe du mouvement général qui anime l’Europe occidentale. Se trouvant à Londres pratiquement incognito, il pose pour le peintre Gottfried Kneller (1646-1723), qui le représente dans toute la prestance de ses 26 ans. L’intention du jeune empereur n’est pas neutre : par ce portrait en pied, il signale à ses compatriotes « byzantins » qu’il rompt définitivement avec la tradition iconique. De retour au pays, Pierre réforme sans ménager les susceptibilités, ni négliger les symboles. Il attaque de plein fouet la communauté schismatique des « Vieux croyants » (raskolniki), qui refusent de suivre les prescriptions du patriarche Nikon. Ses deux oukases (1705 et 1722), relatifs aux « barbus et raskolniki », ordonnent le rasage systématique et forcé de toutes les barbes ! C’est encore par oukase (1er mars 1704) qu’il réquisitionne 30 000 hommes et les affecte au chantier d’une ville nouvelle. Il n’est pas de pire endroit, de plus froid ni de plus humide que ce marécage, situé dans le delta de la Neva, sur la Baltique. Cependant, naîtra dans cet environnement inhospitalier un joyau de l’architecture, Saint-Pétersbourg. Notre autocrate bâtisseur, à n’en point douter, partageait l’opinion de Jules César, « Humanum paucis vivit genus », rapportée par Lucain, et traduite avec ferveur par notre encombrant ami de Maistre : « Le genre humain est né pour quelques hommes. »
Viendra-t-il enfin, pour ce grand peuple tragique, le temps du « bonheur russe » ?[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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