Par la bedaine de Bird, il y a vraiment des anniversaires qui sont de trop ! Regardez un peu comment l’on fête, dans les marges, le cinquantenaire de Kind Of Blue. Cinq gaillards pratiquant la chiptune music (une sorte d’électro à base de sons extraits de consoles de jeu 8 bits) viennent de sortir Kind Of Bloop, un « hommage » au trompettiste. Ça n’a l’air de rien, mais punaise, je vous prie de croire qu’il y a de quoi gloser.
Une des preuves récurrentes du génie de Miles Davis était son obsession pour le rôle des pauses, dont Kind Of Blue et, à près de dix ans d’écart, In A Silent Way restent les exemples les plus frappants. Ainsi, lorsque sur Shh/Peaceful, McLaughlin égrenait les twangs ferrailleux-douceâtres de sa Jazzmaster, que l’étirement des arpèges couronnait le duo de claviers Hancock-Zawinul, que le charleston de Williams trissait une assise subtile, le marbre des entrelacs Adderley/Coltrane de Kind Of Blue passait à une nouvelle dimension de l’orchestral, électrifié et nuancé.
Je serais bien en peine, vous vous en doutez, de tartiner autant de mirifique poésie musicoïde sur ce Kind Of Bloop ! Cet album livre un traité de passage à la moulinette de la nuance. Nos cinq rénovateurs de l’extrême assassinent, pixellisent, hachent l’une des tentatives les plus incroyables de la musique populaire de se hisser vers l’éternité des grands compositeurs, sous le prétexte de la sublimer et de la repeindre pour l’époque qui commence. Les versions de So What, Freddie Freeloader prouvent que cette génération (les trentenaires et son public, les « miens », vingtenaires fluos décérébrés), celle du culte du kitsch et du renversement mauvais goût/bon goût, a très bien identifié son ennemi : le silence, cette saloperie mortifère si ardue à faire rentrer dans l’essoreuse gamer. Mais, malheureusement pour nos amis briseurs de barrières, il reste quelques sanctuaires, et nombre d’érudits ou de simples mélomanes amateurs ne sont pas prêts à échanger un disque-témoin de la grandeur d’un mort contre sa célébration dénaturée gerbant un ersatz de vie par tous les pores. La paix des cimetières du monde réel n’est pas encore le décalque de son équivalent vidéo. N’en déplaise aux bidouilleurs, il faudra probablement patienter pour que nos tertres deviennent des wagons de train-fantôme et que nous puissions tous nous faire inhumer au son des consoles de l’enfance de nos parents.
« La communautés jazz et celle des jeux-vidéos sont restés très séparées jusqu’à maintenant », écrit une journaliste de Time, presque effarée devant tant de cloisonnement, de consanguinité. Oui, ces deux mondes étaient encore il y a peu étrangers l’un à l’autre… Et le sol ne menaçait pourtant pas de se dérober sous nos pieds, il me semble ! Le jazz avait certes « une drôle d’odeur », selon le mot devenu célèbre de Zappa, mais si moisissure il y avait, on pouvait autant l’imputer aux expérimentations hasardeuses des fusion-boys privés de patron (Weather Report, Mahavishnu Orchestra en tête) qu’à un discutable esprit de préservation militant pour une audience de happy few experts.
Bon, tentons une approche de la chose par le bas-ventre : est-ce seulement du « bon son », comme dit l’autre ? Mouais… Comme si la question avait de l’importance, comme si 8 pauvres bits pouvaient saisir autre chose que la couche la plus apparente, la crête de la bruine de l’écume de la vague d’un Flamenco Sketches !
En tendant l’oreille, le constat saute aux tympans : c’est un carnage, mais le procédé sort vainqueur de l’écoute. Au sortir de cette thérapie Amigaga, que peuvent les longues constructions, le jeu permanent autour de la blue note originelle ? Les dernières notes de l’ancien monde périssent dans ce bruit fun qui se réclame, sans accroc dans la voix mais en mimant les trémolos transis des visionnaires, de « l’esprit libre du jazz ». Quand on sait la piètre opinion que Davis avait déjà d’Ornette Coleman et du free, le crasseux de la manœuvre s’en fait encore plus frappant. Bien entendu, cette réappropriation se drape dans le prétexte d’une nouvelle culture (comme on ne cesse d’en inventer depuis que l’art a clamsé, il y a bien longtemps), histoire de dresser bien haut la tête et d’envoyer paître la déférence à l’égard d’icônes que l’on déboulonnerait bien s’il ne restait plus qu’elles pour empêcher – tant bien que mal – les populaces de crever d’insuffisance transcendantale.
Ce n’est qu’une question de temps avant que ce bazar passe officiellement l’Atlantique en grande pompe et vienne tortiller du bloop devant nos chers réinventeurs de la vie culturelle hexagonale. Et là, mes amis, ce ne sera pas la même chanson. Tenez, Gainsbourg était déjà pillé, singé par Air, son œuvre réduite à sa dimension de vieux satyre pop ou de soûlard grommelant ? Que diriez-vous d’un mashup décalé, « iConoclaste » de Black Trombone avec les pizzicati de Pacman ? Je connais un paquet de gogos qui mouilleraient leurs fonds de culottes devant ces fonds de tiroirs, et dégaineraient leur larfeuille à l’idée d’une compilation « rassemblant les meilleurs artistes chiptunes du pays », rendant « hommage à l’homme à la tête de chou », et portant un titre débilissime du genre Initials Bip Bip[1. Grosse légume/huile du remix au hachoir, responsable entre autre du Grey Album, mix informe (et infâme ?) entre le White Album des Beatles et le Black Album de Jay-Z.] !
« Qui sait ce que le trompettiste faisait de son temps libre ? », demande la journaliste de Time, en utilisant un de ces procédés hideux de fausse suggestion, équivalent à un « clin d’œil complice » censé emporter le cœur du lecteur, à condition qu’il soit branché, bien entendu. Question rhétorique, habileté journaleuse qui n’appelle pas de discussion : il faut bien entendu imaginer, non, se pâmer à l’évocation de Davis en pyjama fluo se régalant comme un môme éternel ou un cadre hilare (deux synonymes) à une soirée Casimir, s’appliquant, comme tout le monde, à faire tournicoter Mario ou Sonic dans son petit écran. Que d’élégance, en effet, dans cette vision : un vieil homme émacié, presque squelettique, abandonnant cette suspicion carnassière, cette paranoïa du regard, bref cette putain d’humanité qui contribua à faire de lui un des plus grands musiciens et compositeurs du siècle passé pour se vautrer dans l’hébétude vidéoludique, la bave perlant au coin de ses lèvres tuméfiées ! Voilà ce qui prétend remplacer l’image d’Epinal du trompettiste tout en courbes, atomisant la 52nd Street, soufflant le public de Newport 1956 ou la foule hallucinée de l’île de Wight 1970.
Quel programme ! Tout déconstruire. Puis déconstruire ce qui a été déconstruit, dès que le procédé commence à sentir le renfermé, le « daté » (ce qui a l’avantage d’abolir, tout simplement, le temps). C’est la version poussée à son extrême des méfaits acclamés de ce crétin intersidéral de Danger Mouse. L’attaque de la naphtaline par le synthétique-lave-plus-blanc, avec enrobage alternatif et arrogance pseudo-révolutionnaire en sus. Miles Davis devient un Pokémon en puissance sous les traits de Kind Of Bloop, ce qui le place en concurrent sérieux de Kanye West, qui ferait bien de se bouger l’auto-tune avant qu’une peuplade de connards à Gameboy ne lui chip sa gloire.
Si les icônes du jazz ou de la pop music sont aujourd’hui les plus révérés de nos contemporains, elles le sont avant tout par l’a priori sociétal leur attribuant un « esprit aventureux » et une « irréductible modernité ». Une cage dorée pour l’artiste et un devoir de ridicule pour le « fan » qui ne peut que s’achever par un fanatisme tâcheron prenant le plus souvent deux formes : la vénération confinant au mimétisme, ou, comme dans le cas de Kind Of Bloop, une mission sacrée de relecture dont l’impératif frappe le plus souvent la partie du public la plus sévèrement écornée du ciboulot.
On pourra rétorquer à mes galéjades que j’extrapole, que les bidouilleurs incriminés ne sont pas ces postmodernes repus et sûrs de leur bon droit. Il est vrai qu’Andy Baio, le sympathique initiateur de ce projet[2. Frank Lepage a raison : c’est vraiment le mot le plus hideux que le XXIe siècle débutant ait glorifié.], souhaitait simplement « voir comment Miles Davis pouvait sonner en 8 bits ». Soit. Il s’est toujours trouvé des bricolos pour triturer la musique et le son sous toutes ces formes, et nous devons aux meilleurs d’entre eux des chefs d’œuvre d’inventivité. Sauf qu’applaudir la traduction bâclée en bips d’un concentré de beauté musicale au nom du « faut évoluer », pardon, c’est moche. Un minimum de sens esthétique l’aurait probablement fait s’abstenir.
J’aimerais bien qu’il s’agisse d’une initiative proprement individuelle d’une poignée de bozos sous perfusion Nintendo, mais c’est bien d’un forfait commis avec le blanc-seing de Sa Majesté le Web 2.0 dont nous parlons. Baio, co-fondateur du site de soutien financier participatif en ligne Kickstarter, a explosé en moins de deux heures son budget requis (2000 $), propulsé par les dons du tout-venant. Ce qui veut tout simplement dire que plus rien n’est à l’abri de ce genre de gravillons sonores, et qu’il y a de très bonnes raisons de voir des tentatives, plus bas-du-front[3. Ne jamais désespérer de la bêtise humaine. L’immonde Toi + Moi de Grégoire, c’était déjà du 100 % participatif.] encore, soutenues par une armée de twitteurs féroces.
Si vous croyez que cela ne peut pas arriver, vous êtes probablement trop vieux, ou très mal renseigné. Car, pour qui côtoie le djeunisme en congénère, ce sont des galaxies de potentialités approchant ou dépassant l’angélisme de Kind Of Bloop qui défilent quotidiennement.
« Il n’y aura pas de Bossuetland », se réjouissait il y a dix ans Philippe Muray[4. Après L’Histoire I, p. 203, éd. Tel Gallimard, 2007.] à propos de l’échec de la récupération de l’évêque de Meaux à des fins festives par une municipalité peu scrupuleuse. Hélas, comme il y a déjà un Neverland ou un Graceland, ce n’est qu’une question de temps avant qu’un Miles Park apparaisse à St Louis. Et je vous parie mon billet que Kind Of Bloop tonitruera dans toutes ses attractions.
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