Mes livres à relire
Il y a des écrivains qui se donnent rarement à la première lecture. Il faut les relire, jusqu’à ce que le charme opère. Bien sûr, la première fois, on peut être ébahi mais, pour les comprendre, il faut de la patience. C’est le cas, me semble-t-il, de Borges, de Claude Simon, et sans doute de Milan Kundera. Ce qui brouille un peu les cartes est que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être a connu, depuis ce roman, un succès foudroyant auprès de la critique et des lecteurs. Sa discrétion dans les médias a fait le reste.
Milan Kundera est un « grand silencieux », qui n’accepte pas de se montrer, de répondre aux interviews. Pourtant, quel autre romancier autant que lui aura essayé d’expliquer si soigneusement dans des essais l’essence même de son projet littéraire ? L’Art du roman ou Les Testaments trahis, entre autres, accompagnent la découverte de ses romans, et apportent certaines clefs nécessaires à leur compréhension, lorsque, pour le lecteur du XXIe siècle, la culture, ou tout simplement le recul, font défaut.
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Le thème de l’identité du moi
Le roman est ainsi, pour Kundera, un moyen de comprendre ce qui vous arrive, « dans le piège qu’est devenu le monde », comme il l’écrit quelque part. L’être humain lutte pour survivre, mais, avant tout, il doit comprendre le sens de son combat. Et, pour cela, se connaître soi-même, découvrir quelle est sa véritable identité. Tous les romans de Kundera tournent autour de l’identité, comme thème majeur de ce genre littéraire, à une époque où le « moi » se liquéfie et tend à disparaître dans l’indifférenciation. N’oublions pas que Kundera a eu à lutter contre un régime politique des plus effrayants, le totalitarisme soviétique. Il sait de quoi il parle lorsqu’il présente l’homme en perte de soi-même, dans un environnement hostile, et, donc, effectivement, dans un véritable « piège ».
En 1997, Kundera publie un roman intitulé de manière significative L’Identité. Nous sommes dans la période française de l’auteur. Désormais, il écrit directement dans notre langue, et l’action se passe à Paris, dans un milieu relativement aisé. Kundera observe au microscope la vie d’un couple, Chantal et Jean-Marie, dont la relation paisible va connaître des perturbations imprévues. Kundera essaie de parler de l’un et de l’autre à égalité, mais c’est néanmoins la femme, Chantal, qui est le déclencheur de ce qui arrive. Elle constate, un jour, que les hommes ne se retournent plus sur elle dans la rue. Elle se sent vieillir d’un coup et c’est le moment pour elle de se remettre en question.
Kundera repère avec la minutie d’un entomologiste les variations d’identité de son personnage féminin. Il parle même d’identité perdue, à un moment. Et c’est toujours à travers le regard de l’autre, ici celui de Jean-Marc, que cette identité de Chantal se dissout, se fragmente. Ainsi, Jean-Marc retrouve sa femme, après une journée de travail, à son bureau : « Elle n’était plus la même que le matin », croit-il capter en la voyant. Kundera développe ici des remarques qu’on pourrait très bien qualifier de phénoménologiques : « Le matin, dans la salle de bains, il avait retrouvé l’être qu’il venait de perdre pendant la nuit et qui, en cette fin d’après-midi, s’altérait de nouveau sous ses yeux. » Il y a donc un « grossissement », dans la manière dont Chantal est décrite par Kundera, à travers la perception très sensible qu’en a Jean-Marc. Ce procédé, utilisé par Kundera durant tout le roman, rend de manière très forte l’intimité même de ce que cet homme et cette femme vivent dans leurs relations de couple.
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Le viol comme fantasme
Kundera, narrateur omniscient, va même encore plus loin en dévoilant les pensées secrètes de ses deux protagonistes, et notamment celles de Chantal, ses « désirs inavoués ». Kundera excelle à mettre en scène l’impudeur fantasmatique de certaines situations, comme la rencontre non aboutie entre Chantal et l’homme qu’elle soupçonne de lui écrire des lettres d’amour anonymes : « Troublée, comme si elle marchait nue sous un manteau rouge, elle s’approche de lui, de l’espion de ses intimités… » Le lecteur a l’impression qu’un viol est sur le point d’être commis.
Le romanesque rêvé
Dans L’Identité, on ne sait précisément pas à quel moment on entre dans le rêve. Sans nul doute, le viol reste virtuel, il n’a lieu que dans l’imagination de Chantal ‒ de même que Kundera n’est pas passé à l’acte devant la jeune fille en détresse. Kundera, dans les dernières pages, prend alors la parole pour s’interroger : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? » Comme si le roman était l’art de mélanger ces frontières floues, indicibles. L’Identité, en cela, me fait penser au si beau récit de Schnitzler, La Nouvelle rêvée, qui, de la même manière, mettait aux prises un homme et sa femme dans la Vienne du Dr Freud. Kundera, nous le savons, il s’en est expliqué en long et en large dans ses essais, est un grand héritier de cette tradition romanesque de la Mitteleuropa. Il y a puisé quantité de références qui, injectées à l’époque contemporaine, ont renouvelé l’espace romanesque, et lui ont conféré une sorte de liberté retrouvée. Cela sera, selon moi, le principal legs de Milan Kundera à l’art de son temps, et en particulier aux romanciers qui acceptent de le suivre peu ou prou sur cette voie (telle par exemple Leïla Slimani, qui a mis en exergue de son premier livre, Dans le jardin de l’ogre, une phrase de L’Insoutenable légèreté de l’être). Cette liberté, c’est ce dont témoigne, d’une manière si touchante, si vive, cette Identité, peut-être le roman de Kundera qui frôle le plus les confins de la folie, avec une économie de moyens qui fait toucher l’évidence.
Milan Kundera, L’Identité. Collection « Folio ».