Dans La Lenteur, Milan Kundera plaçait ces mots dans la bouche de son épouse Véra : « Tu m’as souvent dit vouloir écrire un jour un roman où aucun mot ne serait sérieux. Une Grande Bêtise Pour Ton Plaisir. » Vingt ans plus tard, pour notre grand plaisir, ce rêve est enfin exaucé. Inaugurée en 1968 par une mémorable Plaisanterie, l’œuvre de Kundera s’achève ainsi, avec La Fête de l’insignifiance, par une plaisanterie suprême : un hommage fantasque à la tendresse de Staline et à l’inoubliable pisse de Kalinine. La Fête de l’insignifiance ? Elle est une ultime Valse aux adieux souverainement irresponsable et profonde. Elle est belle comme la rencontre de la mort et d’une plumette. Belle comme la rencontre de la cruauté et de la bonté devant 24 perdrix sempiternellement immobiles. Comme la rencontre de la mère-néant et d’une autre mère, « sortie des vers de Francis Jammes. Accompagnée d’animaux souffrants et de vieux paysans. Au milieu des ânes et des anges. » Belle comme la rencontre du grand chasseur Staline et du perroquet de Bourenbouboubou dans un champ de nombrils carnivores.
Après trois romans français qui avaient renoncé à la construction en sept chapitres de tous ses romans tchèques, Kundera revient à la magie du chiffre 7 redéployée dans une œuvre infiniment dense et concise. Nous sommes à Paris au mois de juin, non loin du jardin du Luxembourg : suivons donc les pas dansants et imprévisibles d’Alain, Julie, Charles, Caliban, D’Ardelo, Ramon, La Franck, Madeleine – et, surtout, surtout, gardons-nous d’oublier le sublime Quaquelique, le bouleversant coquelicot de l’insignifiance ! Après cinquante ans de tâtonnements maladroits, Kundera atteint enfin sa maturité esthétique.[access capability= »lire_inedits »]
Au commencement était le nombril. Le nombril dénudé des jeunes filles gambadant gracieusement par les rues de Paris. La Fête de l’insignifiance est une exploration existentielle de l’insondable mystère du nombril. De ce glissement de plaques tectoniques, de cette mutation métaphysico- érotique au gré desquels le nombril a détrôné les trois autres « lieux d’or ». Ce nombril si jeune et si désinvolte qui a frappé d’un soudain vieillissement le sexe, les seins et le cul pour s’accaparer désormais à lui seul toute la gloire du corps féminin. La Fête de l’insignifiance parvient à fondre en une unité esthétique indissoluble une bouffon- nerie mélancolique et un cauchemar féerique. En ceci, elle se rattache aux deux romans de Kundera qui sont peut-être, à mes yeux, les plus beaux de tous : Le Livre du rire et de l’oubli et L’Identité. Les noires et vénéneuses fleurs du nombril me semblent nées de leur terreau obscur. Mais la parenté secrète entre ces deux œuvres et La Fête de l’insignifiance réside également dans les nouvelles variations apportées à plusieurs de leurs thèmes romanesques : les anges (les anges !) ; l’infime frontière entre sens et non-sens ; les enfants comme agents d’une euphorie totalitaire ; la fin de « l’illusion de l’individu », l’engloutissement de la singularité dans une indifférenciation aussi souriante que cauchemardesque.
Mais qu’est-ce qui échappe au vent noir de l’insignifiance ? La solitude ; la beauté de la nature ; l’amitié ; l’humour (même s’il connaît des crépuscules) ; l’art ; la splendide bonne humeur ; la chasteté et la pudeur ; le ridicule des « excusards » ; la bonté.
Les considérations les plus noires avoisinent dans La Fête de l’insignifiance avec des scènesd’un comique irrésistible : un délicieux dialogue amoureux portugo-pakistanais ; les multiples apparitions des deux personnages les plus attendrissants du roman : le chaleureux Staline et l’im- mortel Kalinine. Enfin, les irrésistibles aventures de Quaquelique, le prince de l’insignifiance, l’insurpassable Don Juan de l’ère du nombril. « Parler sans attirer l’attention, ce n’est pas facile ! Rester inentendu, cela demande de la virtuosité ! […] Son petit visage, superbement inintéressant, rayonna. » Sans Quaquelique, comment pourrions- nous donc saisir combien l’insignifiance est précieuse et digne d’amour ?
Il existe toutefois un autre mystère que celui du nombril : pourquoi les métaphores romanesques de Kundera sont-elles si peu insignifiantes ? Si denses ? Si belles ? Pourquoi leur ambiguïté et leur beauté se gravent-elles en nous, nous habitent-elles de la sorte ? Parce qu’elles sont nées d’une incarnation radicale. Parce que les rêves de Milan Kundera ne sont pas des rêveries, des fuites, mais une plongée créatrice et sensible dans les entrailles du réel. Parce que la matrice de son imagination onirique n’est pas une tête mais un corps vivant tout entier, dans la singularité absolue et nocturne de son incarnation.
Et puis, il y a deux mères. Deux mères sans nom. L’une, presque invisible, la mère de Charles, qui « est un ange » de bonté, vieille paysanne à l’agonie. L’autre, la mère d’Alain, la reine noire. Son personnage magnifique est beaucoup plus développé dans le roman. Elle prononce à la fin de la cinquième partie une imprécation gnostique somptueuse contre la procréation et la Création tout entière, qui est peut-être le passage le plus beau du roman, une malédiction contre l’immense arbre des générations né de la première femme anombrilique, contre toute l’histoire humaine et l’arbre de chair reliant tous les corps humains à travers le temps.
En tant que catholique, on comprendra que je ne puisse donner mon entière bénédiction au gnosticisme qui affleure par instants dans l’œuvre de Kundera, même si j’en admire la vigueur spirituelle… Je suis heureux que cet appel gnostique ne soit pas esseulé, qu’il reçoive si souvent la visite des anges d’un catholicisme paysan très enfoui. L’œuvre de Kundera, pour tout dire, est empreinte d’un amour et d’une tendresse infinis pour le corps humain, pour notre misérable et miraculeuse incarnation sexuée, qui en font un gnostique pour le moins douteux.
Milan Kundera a accepté de nous donner un bref entretien. En pakistanais.
Causeur. Isoulout noombriliouch booz-booz zami stalyniouch zame baba ? Milan kundera. Quaquelico brunino…ah…
Solout quaquelyquooz zoumbala-zoumbalouch baba bam kalynyniouch ? Nobido truno. Nobido. Nobido !
Nambaha goumbalout mblou-mblou bam baba ynzygnyfykanz festalouz ptakovinooz calybaniouch d’ardelam- d’ardelam ? Nobido truni. Nobido, nobido, baf ![/access]
*Photo : Michel Euler/AP/SIPA. AP21549231_000001.
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