M. Chems-Eddine Hafiz, quel espoir exactement la visite de Mila est-elle la source à vos yeux ? Espoir qu’elle change d’avis sur l’islam ? Ou espoir que l’islam change d’avis sur elle, homosexuelle et blasphématrice ?
Est-il encore permis de ne pas se pâmer d’admiration devant l’accueil que la Grande Mosquée de Paris a réservé à Mila, le 7 juillet, au lendemain du verdict du procès de quelques-uns des harceleurs de la jeune fille ?
Bien sûr, nul d’entre nous ne peut prétendre sonder les reins et les cœurs, ni juger des intentions profondes des uns ou des autres. Reste que la séquence ressemblait furieusement à ce qu’aurait été l’accueil d’un rescapé des goulags par le premier secrétaire du Parti Communiste Français – avec assurances la main sur le cœur que « ce n’est pas ça le communisme », et œuvres complètes de Karl Marx emballées dans un papier mignon et solennellement offertes !
Chems-Eddine Hafiz, un saint homme
N’est-il pas dérangeant que la plupart des médias, évoquant cette rencontre, s’extasient sur le « geste de paix » du recteur, Chems-Eddine Hafiz, au lieu de souligner le geste de paix de Mila ?
Car enfin ! N’y a-t-il pas une inversion accusatoire malsaine à laisser entendre que le recteur serait bien bon de tendre la main à une jeune femme qui a insulté sa religion, alors que c’est Mila qui est particulièrement indulgente ? C’est elle la victime. C’est elle qui pourrait, à bon droit, prendre de haut quiconque se revendique de l’islam. C’est elle qui fait preuve de générosité en acceptant de rencontrer un représentant de la religion au nom de laquelle et à cause de laquelle elle est harcelée, menacée, « prisonnière dans son propre pays » comme elle le dit elle-même.
N’aurait-il pas été logique que le recteur de la Grande Mosquée lui dise quelque chose comme : « Je suis désolé de ce qui vous arrive, de ce que vous subissez au nom de ma religion. J’espère que vous me pardonnerez de n’avoir pas su l’empêcher. Et je vous promets de tout faire, jusqu’à mon dernier souffle s’il le faut, pour réformer ma religion, pour en extirper ce qui inspire les criminels qui appellent à vous torturer et à vous tuer, pour en arracher, aussi, tout ce qui conduit trop de mes coreligionnaires à l’homophobie et à la soif de censure » ? Mais non. Peut-être de telles paroles ont-elles été échangées dans les coulisses, mais j’en doute fort, tant les déclarations officielles en sont éloignées.
Qu’a dit publiquement Chems-Eddine Hafiz ? « On veut lui montrer réellement, en tant que musulman, ce qu’est l’islam. » A-t-il donc, par exemple, évoqué le sort des homosexuels dans le monde musulman ? A-t-il expliqué à Mila, lesbienne, ce que l’islam enseigne à son sujet ? Lui a-t-il parlé de la législation sur le blasphème dans les pays musulmans ? De Salman Rushdie, de Robert Redeker, de Raïf Badawi ? Des manifestations terribles qui appelaient à la mise à mort d’Asia Bibi ? On dirait bien que non. N’est-ce pourtant pas aussi l’islam ?
Mais si ce à quoi Mila est confrontée n’est pas vraiment l’islam, si ce déferlement de haine n’est pas inspiré par le « vrai islam », en tant que l’un des responsables du culte musulman le recteur ne devrait-il pas se demander pourquoi depuis 14 siècles les musulmans comprennent si mal l’islam, puisque presque partout où l’islam est dominant, et depuis plus d’un millénaire, ce serait systématiquement un « faux islam » qui triomphe et s’impose comme norme ? Voit-on dans ses propos ou ses travaux ne serait-ce que l’embryon d’une réflexion de ce type ?
« L’islam est une religion que, bien évidemment, il y a lieu de respecter » a-t-il dit aussi, ajoutant que Mila « a eu des mots durs dans un contexte particulier. » Que signifie donc, selon lui, « respecter l’islam » ? A-t-il développé sa pensée ? A-t-il parlé à Mila de ses propres attaques en justice contre Michel Houellebecq puis Charlie Hebdo, attaques qu’il tenta depuis de justifier par un argumentaire évoquant très désagréablement une apologie du « jihad judiciaire » comme substitut au jihad violent, en utilisant comme prétexte la lutte contre le « racisme anti-musulmans » ? Alors qu’une religion n’est évidemment pas une « race », et qu’il est toujours inquiétant d’entendre le représentant d’un culte qui criminalise l’apostasie à peu près partout où il en a le pouvoir, assimiler la religion à un trait hérité impossible à modifier.
Quel incident ?
« Il y a eu à un moment un incident malheureux, mais le fait qu’elle vienne ici est source d’espoir. » Qu’est-ce donc que l’« incident malheureux » ? Le harcèlement homophobe subi par Mila au nom de l’islam, et qui a tout déclenché ? Les 100 000 menaces de viol et de mort qu’elle a reçues, et qu’elle continue de recevoir ? Tout cela ne serait donc qu’un « incident » aux yeux du recteur ? Ou appellerait-il « incident » les propos de Mila sur l’islam, comme si ces propos étaient le vrai problème ?
Et de quel espoir exactement la visite de Mila est-elle la source à ses yeux ? Espoir qu’elle change d’avis sur l’islam, qui criminalise notoirement sa sexualité et sa liberté d’expression ? Ou espoir que l’islam change d’avis sur elle, homosexuelle et blasphématrice ?
Mila a déclaré : « j’ai beaucoup appris en venant ici. » Cette ouverture d’esprit l’honore. Mais de son côté, qu’a appris le recteur ? A-t-il, par exemple, pris le temps de réfléchir à ce qui se serait passé si au lieu de parler d’Allah, Mila avait dit qu’elle « mettait un doigt dans le cul » de YHVH, du Christ ou du Bouddha ? A-t-il eu le courage et l’honnêteté de se demander pourquoi cette sinistre spécificité de l’islam ? Car nous savons tous, et Chems-Eddine Hafiz le sait aussi, que Mila n’aurait évidemment pas vu sa vie brisée au nom du judaïsme, du christianisme ou du bouddhisme. Et s’il y a pensé, pourquoi n’en a-t-il pas parlé ?
Car c’est précisément de cela qu’a besoin la communauté musulmane : qu’on l’oblige à se poser ces questions, à assumer la responsabilité de ces questions. Non que les musulmans soient individuellement responsables de leurs textes sacrés, ni de tout ce qui se fait au nom de l’islam aujourd’hui comme hier. Mais ils sont responsables du choix de leur religion, comme chacun d’entre nous, et responsables de la distance critique qu’ils prennent – ou ne prennent pas – vis-à-vis de cette religion, de ses textes et de ses pratiques, responsables de la distance critique qu’ils incitent – ou n’incitent pas – leurs coreligionnaires à prendre vis-à-vis du Coran, des Hadiths, du « bel exemple » du prophète, de la sharia.
Je repense à ceux de nos concitoyens musulmans qui, dès le début, on dit #JeSuisMila et parfois même #JeFaisMiensLesMotsDeMila, prenant le risque d’attirer sur eux-mêmes la haine des fanatiques pour que Mila ne soit pas seule à y faire face. Ils sont, eux, de véritables signes d’espoir. Je repense aussi à l’admirable « Lettre ouverte au monde musulman » d’Abdennour Bidar. Et le contraste avec les propos du recteur de la Grande Mosquée de Paris est terrible.
Cépassalislam
« Cher monde musulman » écrivait en 2014 Abdennour Bidar, philosophe et musulman, « je te vois en train d’enfanter un monstre (….) mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi. (….) Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Tu cries : « Ce n’est pas moi ! », « Ce n’est pas l’islam ! » (….) Mais c’est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer aussi et surtout la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de t’indigner alors que ce moment aurait été une occasion historique de te remettre en question ! (….) Et cela m’inspire une question – « la » grande question : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? (….) Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et il en surgira d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal ! (….) tout ce que je viens d’évoquer – une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences (….) Les monstres et les démons ne volent que les visages qui sont déjà déformés par trop de grimaces. »
Peut-être les intentions du recteur sont-elles les meilleures du monde, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. En l’absence de réflexion sur ce qui, dans l’islam, provoque le harcèlement contre Mila, on peut craindre que cette rencontre n’aboutisse qu’à pousser les naïfs à baisser la garde face à une idéologie tout de même profondément problématique, mais ne convainque aucun de ceux qui harcèlent Mila qu’ils sont en tort. Au contraire, même !
On peut comprendre la stratégie d’apaisement qui consiste à donner le beau rôle à « l’islam qui tend la main », pour que ceux qui menacent Mila puissent renoncer à s’en prendre à elle sans avoir le sentiment de « perdre la face ». On peut d’autant mieux la comprendre que l’État a de toute évidence démissionné de ses responsabilités vis-à-vis de la jeune fille : renoncement à la scolariser alors même que les premiers à l’avoir menacée le sont encore, eux ; procès ne jugeant qu’une infime partie de ses harceleurs et se soldant par des « peines » d’une indulgence confinant à la complaisance, et sans aucune efficacité dissuasive comme le prouve la récidive quasi immédiate d’au moins un des coupables ; absence totale de sanctions contre les personnalités publiques et les institutions ayant encouragé l’hostilité contre Mila, comme le CFCM et son délégué général Abdallah Zekri, qui déclara qu’elle « l’avait bien cherché »…. Oui, on peut comprendre cette stratégie « d’apaisement ». Mais c’est une stratégie perdante.
Un impossible compromis ?
Malgré les mains tendues et la capacité des hommes à se parler, entre les propos de Chems-Eddine Hafiz « l’islam est une religion que, bien évidemment, il y a lieu de respecter » et ceux de Richard Malka, l’avocat de Mila, « on a le droit de ne pas respecter une religion » il n’y a pas lieu de rechercher un impossible compromis, mais d’assumer que nous sommes devant un choix radical entre deux civilisations différentes.
Alors que faire pour Mila ? Faut-il faire d’elle une star pour la protéger ? Peut-être, mais ce serait lui imposer une responsabilité terrible, remplacer sa prison actuelle par une prison dorée, et non la libérer.
Il faut surtout rappeler sans relâche que Mila est dans son droit, le plus élémentaire et le plus évident. Que l’islam, et la complaisance envers ce qu’il y a de pire dans l’islam, sont ici seuls coupables. Que l’honneur des musulmans n’est pas de dire « ce n’est pas ça islam ! » mais bien plutôt « je ne veux plus que l’islam soit ça ! » Que les responsables du culte musulman n’ont pas à « tendre la main » à Mila, mais à implorer son pardon. Que le devoir de la France n’est pas de s’inquiéter des « amalgames » ou du risque de « stigmatisation », mais de faire bloc autour de Mila et d’obliger l’islam à l’autocritique qu’il fuit depuis trop longtemps.
Et puisque les élections présidentielles approchent, faisons de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, et donc aussi des idéologies (religieuses ou autres) qui les menacent, des questions majeures de la campagne et des enjeux du futur scrutin.
L’islam, on le sait, est pluriel. Il faut donc imposer à chacune des composantes de l’islam de se positionner clairement au regard de la liberté de conscience – donc du droit à l’apostasie – et de la liberté d’expression – donc du droit au blasphème. Exiger de nos futurs gouvernants que la défense engagée de ces libertés, ici comme dans le monde musulman, l’autocritique et la réforme de l’islam, et la ferme incitation des fidèles à faire cette autocritique et à participer à cette réforme, deviennent des conditions non négociables du droit d’un courant de l’islam ou d’une association islamique à être sur notre territoire. De son droit à être considéré comme une religion et non comme une secte, de son droit à avoir une existence publique, des locaux, des représentants. Et interdire toute structure et toute idéologie qui entretiendrait à ce sujet la plus petite ambiguïté, interdire son financement, ses symboles et sa propagande, comme l’Autriche vient de commencer à le faire avec les Frères Musulmans.
Nous ne protégerons pas Mila en nous réfugiant dans une posture défensive, ni en tentant de négocier avec une idéologie avide de s’arroger un pouvoir de censure, mais en disant très clairement que tous les ennemis de Mila et de la liberté de Mila sont des ennemis de la France, et en les traitant comme tels.