Sous le patronage de Stendhal et Nizan


Sous le patronage de Stendhal et Nizan

mikael hirsch hommes

Une rencontre de hasard, l’éditeur d’une jeune maison – nommons-le : Armand de Saint Sauveur – qui nous enjoint de lire deux ou trois de ses livres. Toujours le hasard : on ouvre Avec les hommes, le roman de Mikaël Hirsch (dont nous ignorions l’existence). En exergue, deux citations : Stendhal et Nizan. Bon début.

Puis on lit. Premières phrases : « La toute première chose dont il voulut se délester fut l’amour malheureux, comme autrefois les dockers, sur les quais de recouvrance, vidaient le ventre des navires avant d’engrosser les filles. Je l’écoutais distraitement, refusant tout à fait de transvaser sa peine, habitué que j’étais au harcèlement des souvenirs. Avec l’écriture, j’étais devenu la proie des mythomanes et des assoiffés. Partout m’attendaient inévitablement les aphasiques et les frustrés, les notaires poètes et les dentistes cocus cherchant un réceptacle pour leur litanie ».

Ah, tiens… ? Là, on découvre une musique, un rythme qui distinguent un certain classicisme, que la suite ne démentira pas, qui va, mettons, de Paul Guimard, François Nourissier et Antoine Blondin à Camus et à l’Olivier Rolin de Port-Soudan – qui est un grand livre, comme chacun le sait peut-être. En embuscade, mutatis mutandis, Stendhal, Baudelaire, Drieu – et l’amour « français ». Vous lirez. Avec les hommes aurait d’ailleurs pu s’appeler « Une histoire française » : déjà pris. Le ton, le regard, la rade de Brest, la presqu’île de Crozon, la solitude et la mélancolie du narrateur, tout cela, ce dispositif, nous est familier. Et l’histoire, celle de deux amis qui se retrouvent, vingt ans « après » : l’un est devenu un écrivain qui va prendre en charge – en la ponctuant d’évocations personnelles – la narration de l’autre, qui n’est pas devenu ce qu’il « devait ». Narration d’un amour, qui a échoué, et d’un autre (amour), qui secourut l’âme en peine et lui assura le salut – presque. On le voit, je le redis : un dispositif narratif éprouvé, banal – comme la plupart, finalement, des bons romans, voire des grands romans, qui se nourrissent de l’élémentaire, de la simplicité, pour atteindre, voire attenter à la complexité des vies. Comme cette histoire d’un insomniaque qui ne peut s’endormir tant qu’il n’a pas reçu le baiser de sa mère : Proust.

Le narrateur de Mikaël Hirsch s’autorise les apartés : « J’avais connu l’amour à plusieurs reprises, du moins le croyais-je, mais jamais rien d’aussi invalidant. Par honnêteté, j’avais mis un terme aux promesses du couple, aux embarras de la famille, comprenant, en fin de compte, que l’écriture est incompatible avec la vie. Je mets généralement un terme à mes relations, sacrifiant parfois mes propres sentiments par peur de cette opposition inévitable entre la réalité et le texte qui la décrit ensuite. Je romps mes attaches. Les amis, les femmes, les parents, finissent toujours en victimes expiatoires de mes romans ». Et Paul, l’ami du narrateur ? « Dans un monde entièrement fasciné par l’attitude, (son) manque de décontraction était un défaut inacceptable ». Le point de vue sur l’histoire narrée est celui d’un moraliste, le Camus de La Chute par exemple : régulièrement, l’évocation de telle ou telle étape de l’amour suscite un commentaire, une échappée : « Je ne me suis jamais beaucoup embarrassé de subtilités dans mes relations amoureuses. On couche ou l’on ne couche pas. On s’aime ou l’on ne s’aime pas. Je préfère que les choses soient claires. On voudrait bien coucher avec celle qu’on aime, mais il faut bien aimer celle avec qui l’on couche, et ce vieux rêve de la simultanéité reste encore pour moi un objectif. »

Si cela ne vous rappelle pas certains mots du Gilles de Drieu, ou de Baudelaire à propos de sa « Présidente » (Apollonie Sabatier), c’est que vous avez oublié. Tout cela, avouons-le, n’est pas très gai : crépusculaire plutôt, inexorable. Si vous vouliez voir un Woody Allen, ce n’est pas la bonne alternative. Si vous voulez découvrir un roman entêtant et dense, zébré de lumineuses épiphanies et tramé dans une certaine tradition française, vous y êtes.

Avec les hommes, Mikaël Hirsch, Ed. Intervalles, 2014.

*Photo : Eye Ubiquitous/Rex Fe/REX/SIPA. REX40283617_000001.



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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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