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Le paradis perdu de Miguel Gomes


Le paradis perdu de Miguel Gomes

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Le charme du Tabou de Miguel Gomes tient peut-être entièrement dans sa structure en deux temps, partage franc mais subtil entre le présent et le passé. L’histoire d’aujourd’hui se passe à Lisbonne. Une brave dame, Pilar, cherche à aider sa voisine, une vieille femme malade et peu commode nommée Aurora. La seconde partie se déroule au Mozambique cinquante ans plus tôt, c’est le récit par un certain Alter Ventura de l’histoire d’amour qui le lia à Aurora.

La mise en regard des deux parties se fait de manière surprenante. D’un côté le chapitre nommé « Paradis perdu », filmé dans un noir et blanc austère. De l’autre le chapitre « Paradis » raconté en voix-off, dans un format d’image différent, avec un noir et blanc qui a gagné une espèce de qualité onirique : les contrastes sont plus doux, comme voilés ; tout semble surgir d’une réalité enfouie

Pourquoi ces deux temps ? Y a-t-il quelque chose derrière ce dialogue entre le froid et le chaud, entre l’âpreté de la première partie et la tendresse vénéneuse de la seconde ? Non, aucune explication, et c’est en cela que le film est magnifique. Il y a quelque chose de gratuit dans la manière dont Tabou met en scène l’éclosion d’un souvenir : les deux chapitres n’existent que pour ce moment précis où la mémoire s’enclenche, où l’on passe d’une époque à une autre. Pas de troisième partie car il  n’y a pas de boucle à boucler, il n’y a rien à stabiliser, il ne reste qu’un mouvement irrésistible du présent au passé et du passé au présent.

Traduisant en images la puissance romanesque du souvenir, Miguel Gomes se place sous les auspices du meilleur cinéma : celui qui invoque, réveille, ressuscite. Comme le dit Stanley Cavell dans La Projection du monde, le temps du cinéma est naturellement le passé, celui de la narration a posteriori. Au moment où le film est projeté, dit-il, la réalité imprimée sur pellicule aura nécessairement disparu : la projection, qui n’est plus alors qu’un mouvement vers un monde absent, passé, est semblable à un effort de la mémoire. Comme un spectateur de cinéma, le personnage de Pilar dans Tabou entend le récit de Ventura lui faisant vivre une histoire qui n’est pas la sienne. Et c’est justement le but de cette première partie que de créer les personnages, la situation et l’atmosphère oppressante qui permettront au passé de surgir et de se projeter naturellement sous nos yeux.

Dans sa texture même, le second chapitre est travaillé par cet effort de réminiscence : les séquences, muettes, sont racontées et commentées par Ventura. Paradoxalement, ce format donne de la pudeur au récit, au sens où la passion amoureuse se trouve à la fois portée et tenue à distance par la contrainte formelle. Comme les dialogues chantés de Demy, les dialogues racontés de Tabou ne gardent de l’expérience visuelle qu’un substrat d’émotion. Autre paradoxe fertile : la façon dont la voix du narrateur se plaque sur les images en mouvement, subjectivement et avec un soupçon d’ironie, c’est-à-dire au cœur et en dehors de la passion emportant nos deux personnages.

Car si nous savons que le récit est de Ventura, les images le mettant en scène ne sont pas forcément les siennes. À la réflexion, on se demande même si l’étrange beauté du point de vue n’est pas celle du crocodile qui rôde pendant tout le film. L’animal apparaît dans le prologue, puis comme improbable trait d’union entre les amants du second chapitre. C’est une présence étrangère portant sur les choses un regard non dépendant de l’expérience humaine. Son œil, semblable à une caméra, est le dépositaire silencieux de la mémoire du couple.  Attribut païen, entre tabou et totem, ce crocodile a aussi des allures de reptile tentateur, ferment du péché dans ce paradis terrestre. Il y a entre les deux  parties une cristallisation très subtile de la culpabilité qui fait voyager du paganisme au christianisme, et inversement. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans le premier chapitre, que Pilar soit présentée comme une chrétienne dévouée, toute à ses bonnes œuvres et cherchant à aider les autres autant qu’elle peut. Injustice : sa vie demeure ingrate, quand celle des amants adultérins est intense, coupable et passionnée. Aucune conclusion à en tirer, sinon qu’en plus de l’audace, il y a une forme de sagesse sereine dans le chef d’œuvre de Miguel Gomes.

 

 



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Timothée Gérardin est l'auteur du blog cinéphile <a href="http://fenetressurcour.blogspot.com">Fenêtres sur cour.</a>

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