Qui se soucie encore de l’abandon du véritable accueil en France des persécutés ? Un rapport parlementaire de 90 pages daté du 26 mai est passé assez inaperçu. Les députés s’y révèlent incapables de chiffrer précisément le nombre de clandestins – compris dans une fourchette qui irait de 350 000 à plus de 500 000 individus -, ni de remettre en cause notre générosité incomparable, alors qu’ils notent pourtant que « l’hypothèse d’une migration pour soins n’est clairement pas un phénomène marginal ».
Tout à coup, au moment où les valets du maître des œuvres se disposaient à exécuter l’ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la façade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d’une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d’un chat tombé d’un toit, les terrasser sous deux poings énormes, enlever l’égyptienne d’une main, comme un enfant sa poupée, et d’un seul élan rebondir jusque dans l’église, en élevant la jeune fille au-dessus de sa tête, et en criant d’une voix formidable : — Asile !
― Asile ! asile ! répéta la foule ; et dix mille battements de mains firent étinceler de joie et de fierté l’œil unique de Quasimodo.
Un mot magnifique
Si Quasimodo soulève à bout de bras la belle Esmeralda, c’est un mot magnifique comme une délivrance que Victor Hugo fait jaillir à la pointe de sa phrase : « Asile ».
En 1961 un jeune prodige soviétique, étoile du ballet Kirov de Leningrad, qui venait de se produire à Paris, refuse de reprendre l’avion pour Moscou et se précipite dans les bras de policiers français en demandant l’asile politique. Asile qui lui est accordé le jour même. Rudolf Noureev, par ce coup d’éclat qui fit la une des actualités, donnait aux français la fierté de l’asile offert, de l’accueil à celui qui demande refuge et protection.
Ce refuge et cette protection, la conférence internationale d’Evian de juillet 1938 l’avait refusé aux juifs sur qui s’abattait l’implacable persécution nazie. Cette politique de l’indifférence devant la détresse de toute une communauté humaine créa certainement un sentiment très fort de culpabilité dans le concert des nations lorsque la chute des nazis et la fin de la guerre révélèrent l’étendue de la catastrophe. Sentiment de culpabilité qui explique sans doute en partie pourquoi l’Allemagne contemporaine est un des pays les plus ouverts en matière de demande de protection.
L’après-guerre a vu se multiplier les réglementations et les conventions visant à gérer les flux migratoires dans le louable but de ne plus abandonner à leur sort les personnes persécutées. Les règles européennes comme nationales se sont multipliées, les droits accordés se sont additionnés, les associations de toutes sortes pour aider les migrants ont proliféré… Mais ce qui était l’organisation rationnelle d’une démarche humanitaire est devenu un vaste capharnaüm où plus personne ne maîtrise plus rien, où les chiffres sont de plus en plus approximatifs, où les dépenses sont totalement incontrôlables et incontrôlées. Comme une digue progressivement rompue, qui balaie désormais, par le flot du nombre des migrants comme par celui des bons sentiments, toute velléité de réflexion et d’organisation.
Laxisme généralisé
Que les migrants viennent pour des raisons économiques, pour faire des études, pour demander asile, tous profitent de la transformation continue de ce qui était une démarche d’accueil humaniste en un laxisme généralisé. Il n’est quasiment plus soutenable aujourd’hui d’affirmer simplement le droit pour chaque nation de faire respecter ses lois et ses frontières, comme d’accorder d’abord à ses propres citoyens les richesses sociales, médicales et économiques qu’ils ont construit par leur travail et leurs impôts.
Toute cette confusion entraîne une profusion de dépenses au profit de personnes dont on ne sait pas mesurer si elles sont justiciables de cette sollicitude. Et celles qui, réellement, devraient faire l’objet d’une prise en charge effective et complète sont traitées comme toutes les autres. En France, nous ne sommes plus un pays d’asile, mais plutôt une gare de triage qui ne sait plus trier, une vaste salle des pas perdus où chacun vient tenter sa chance, les plus méritants, les plus forts ou les plus tricheurs l’emportant sur les autres. Mais de cet abandon du véritable accueil qui se soucie ? Que des mineurs, quand ils le sont réellement, errent dans nos rues, que des familles en vrai danger dans leur pays d’origine cherchent désespérément à construire une nouvelle vie sans y parvenir, comment ne pas comprendre que c’est le refus de la rigueur sélective qui tue notre capacité à accueillir dignement ceux qui en sont dignes.
Cet absurde renoncement au contrôle effectif de nos frontières n’est pas un humanisme, c’est une lâcheté. Elle est source d’injustice pour les migrants. Elle est source d’affaiblissement pour la France.
Un rapport parlementaire peu médiatisé
Un éclairage vient à point sur l’anarchie qui règne désormais dans la gestion d’un phénomène que l’on se refuse à contrôler : le rapport parlementaire rendu le 26 mai dernier par la commission des finances de l’Assemblée nationale sur les dépenses de prise en charge médicale des irréguliers et des demandeurs d’asile.
Au terme de ses travaux, la rapporteure spéciale a recensé onze dispositifs différents dispensant des soins aux étrangers en situation irrégulière. Bien évidemment l’Aide Médicale d’État en est le principal. Le rapport constate que la générosité de cette aide qui s’applique sans restriction (sauf cures thermales et aides à la procréation), à 100% et sans participation forfaitaire ni franchise, fait de la France une exception en Europe.
Le rapport souligne par ailleurs que l’AME bénéficie d’un programme budgétaire dédié, mais que son coût réel est probablement sous-évalué. La rapporteure a pu faire une estimation pour six des 11 dispositifs de 1,5 milliard d’euros (AME comprise), mais « déplore l’absence de document établissant le coût consolidé de l’AME et des autres dépenses des soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière… L’absence de données relatives aux pathologies traitées dans le cadre de l’AME et aux nationalités des bénéficiaires de ces soins est également regrettable… » On accueille tout le monde, on soigne tout, mais dans le flou le plus total. On ne va pas se mettre à compter ni à contrôler, ce serait mesquin au pays des doits de l’homme. D’ailleurs, si on veut voir les choses en face, il faut aussi jeter un œil dans nos prisons, où les étrangers représentent 21,3% des incarcérés. Il faut bien les soigner aussi, même les « irréguliers ». Combien sont-ils ? « Le ministère de la justice a indiqué ne pas connaître le nombre d’étrangers en situation irrégulière écroués. » Voilà une réponse qui, certes, clôt le débat. Et au fait, combien y a-t-il d’étrangers en situation irrégulière dans notre pays, s’interroge toujours notre rapport ?
Migrations pour soins: des chiffres aussi importants qu’imprécis
« Selon les estimations de la rapporteure spéciale, le nombre d’étrangers en situation irrégulière serait, en métropole, plus proche de 400 à 450 000 que de 350 à 400 000. Si cette estimation devait inclure les étrangers en situation irrégulière présents outre-mer, ce nombre serait très sensiblement supérieur à 500 000 personnes… » On pourrait se demander s’il n’existe pas un petit lien entre la générosité de la France et le nombre croissant de ces clandestins. Sur cette question le rapport est assez clair :
« Dans leur récent rapport sur l’AME, l’inspection générale des finances et l’inspection générale des affaires sociales notent que « l’hypothèse d’une migration pour soins, […] n’est clairement pas un phénomène marginal (plus d’un quart des étrangers en situation irrégulière citeraient les soins parmi les raisons de leur migration) ». Dans une étude de 2015, dont la rapporteure a eu connaissance dans le cadre de ses pouvoirs spéciaux, la direction de la sécurité sociale relève l’existence de « filières organisées pour des venues en France à seule fin de traitement de certaines pathologies »
Donner tous les détails consternants de ce rapport de 90 pages serait fastidieux, et surtout complètement déprimant. J’en veux pour dernier exemple cette note adressée par la Direction de la Sécurité Sociale au Directeur de Cabinet du Ministre de la Santé à l’été 2020 : « …dans des domaines comme la greffe ou la dialyse (activités soumises à autorisation), l’afflux de patients non-résidents met parfois le système en tension et peut donner une impression d’inéquité aux patients résidents en France (qui sont sur liste d’attente pour les greffes par exemple) et pour qui l’accès aux soins reste vital. » Ce problème semble en effet réel puisque le rapport note que : « depuis 2015, les étrangers ont bénéficié de 14,8 % des transplantations alors que les étrangers résidant en France représentent 7,4 % de la population ». Tout cela mériterait pour le moins quelques éclaircissements.
Le sentiment général à la lecture de ce document courageux, c’est l’extrême complexité et la variété des dépenses liées aux migrations irrégulières, l’absence de vision claire, de données fiables et de contrôles sérieux. C’est aussi l’existence d’une exception française, soulignée plusieurs fois, dont l’aveugle générosité crée une irrésistible attractivité pour des étrangers en quête de soins bon marché. C’est enfin l’intuition décourageante que ce travail, comme toujours, finira sans doute par rejoindre tous ceux qui calent des armoires dans les bureaux de l’Assemblée nationale.