« La critique ne sert pas l’intérêt général. » Dans la crise des migrants et le vacarme de commentaires qu’elle a naturellement alimenté, on n’a guère prêté attention à cette formule de Manuel Valls. Le 10 septembre, le Premier ministre, qui s’exprimait à l’issue d’un « séminaire gouvernemental franco-palestinien » (dont on ignore d’ailleurs quelles ont été les heureuses retombées), répondait à la proposition de Nicolas Sarkozy de créer un statut de réfugié de guerre.
Une semaine plus tôt, Aylan Kurdi, enfant syrien mort sur une plage turque, est devenu une icône planétaire. Innocence, injustice, impuissance, son corps sans vie et sans visage est le visage de notre mauvaise conscience. Il nous interdit de penser. C’est bien ce que dit Valls – « La critique ne sert pas l’intérêt général ». Réfléchir, c’est trahir. Seule l’émotion est autorisée. « Et si c’était votre enfant ? » s’exclame Jean-Claude Juncker sur le mode coup de poing dans le ventre. Chacun redoutant de paraître moins bouleversé que son voisin, les éditorialistes rivalisent dans l’humanitarisme lyrique, les commentateurs font la course à la compassion, les artistes exhibent leur grand cœur. « Finie la colère rentrée », écrit sans rire une consœur au sujet de la mobilisation des people. Ah bon, elle était rentrée, je n’avais pas remarqué. Un ami et confrère me fait passer l’envie de me disputer : « Les migrants, ce sont les Juifs qui fuient le nazisme », assène-t-il en préambule de notre déjeuner. Dans ces conditions, en effet, il n’y a rien à dire. Compatir, ouvrir, accueillir, fin de la discussion. « J’ai honte pour l’Europe, son égoïsme, sa myopie historique et son arrogance de petit-bourgeois satisfait », écrit Guy Sorman en invoquant la mémoire de son père Nathan, seul survivant à la Shoah d’une famille de onze enfants. Seulement, outre le fait que ce chantage à l’émotion rend l’atmosphère un brin pesante, il oblige à recouvrir une réalité infiniment complexe d’un voile de certitudes réconfortantes, mais parfaitement inefficaces pour guider la compréhension et l’action.
L’image d’un enfant mort parle, nous dit-on avec les trémolos d’usage. Oui, et elle parle tellement qu’elle finit par dire n’importe quoi. Par exemple, que l’Europe est coupable. Ou encore que les milliers de personnes qui ont pris la route pour se jeter dans les bras tendus d’Angela Merkel (bras qui se sont passablement refermés depuis) fuyaient la mort et la barbarie de Daech. En réalité, comme le montre Gil Mihaely, ils fuient l’ennui et le désespoir des camps de réfugiés de Turquie ou de Jordanie. D’un point de vue individuel, cela ne rend pas moins légitime leur aspiration à une vie meilleure en Europe.[access capability= »lire_inedits »] Cela devrait nous autoriser à instaurer des distinctions et à moduler nos obligations : si, dans l’urgence du danger, l’accueil ne se discute pas – c’est le sens même du droit d’asile –, nous ne pouvons pas offrir un avenir à tous ceux qui n’en ont pas. On peut toujours décréter que le bonheur est un droit de l’homme, on n’a pas encore trouvé le gouvernement qui fera respecter ce droit.
Qu’on ne se méprenne pas. La politique devrait certes résister au diktat de l’émotion (diktat au demeurant bien changeant et sélectif si l’on songe aux milliers de morts qui n’ont pas droit à une seule de nos larmes parce que nous n’avons pas d’image d’eux). Mais il serait absurde, et peut-être criminel, de prétendre se soustraire à l’émotion que suscitent en nous ces drames humains. L’universalisme dont se réclame l’Occident impose un devoir d’empathie. « Le malheur français d’abord », proclame en substance David Rachline, maire FN de Fréjus, en guise de réponse à la crise migratoire. Cet isolationnisme décomplexé est aussi peu convaincant que l’hospitalité illimitée prônée par le pape et par une certaine gauche. Comme nous l’affirmons en « une », la compassion n’est pas une politique et l’égoïsme non plus. La politique, au bout du compte, c’est la froideur d’un marchandage entre pays européens sur le mode « tu en prends tant et toi tant ».
En réalité, la question de l’accueil des réfugiés devrait, plus que toute autre, mobiliser toutes les ressources de la dialectique. C’est parce que le monde déménage, pour paraphraser Jean-Luc Mélenchon, qu’il est encore plus urgent de le penser. Si le cœur indique qu’il faut accueillir tout le monde et la raison assure que nous ne pouvons plus intégrer personne, la vérité politique se situe probablement quelque part entre les deux. Du reste, si certains de mes contemporains semblent éprouver exclusivement de la pitié, et d’autres seulement de la peur, la plupart ont à la fois peur et pitié. Autrement dit, le dialogue entre Renaud Camus et Alain Finkielkraut, que nous publions dans les pages qui suivent, traverse chacun de nous – ce qui ne signifie évidemment pas que le premier n’aurait pas de cœur et l’autre pas de tête…
Les belles âmes n’ont que faire de la dialectique : l’Europe a les moyens d’accueillir tous les migrants, répètent-elles sur tous les tons. Il suffit de voir l’état du lycée Jean-Quarré, dans le XIXe arrondissement de Paris, où campent quelques centaines de candidats à l’asile, pour comprendre la stupidité d’une telle proposition. Certains, comme Sorman, Attali et d’autres, vont plus loin et proclament : « Les migrants ne sont pas le problème, ils sont la solution » – comprenez que, grâce à leur éducation et à leur culture, ces nouveaux arrivants vont régénérer des sociétés européennes moribondes parce que fermées aux beautés de la diversité. Et tant pis si « les Français n’en veulent pas », comme le décrète L’Express en « une ».
Ce refus, peut-être exagéré par les sondages, nourrira bien sûr la détestation des belles âmes pour ce peuple de beaufs, racistes et égoïstes. Les Français seraient peut-être plus accueillants si on cessait de leur raconter des craques. La vérité, c’est que, que soient les malheurs auxquels ils essaient d’échapper, une fois en Europe, ces réfugiés seront des immigrés comme les autres. Et cette nouvelle vague migratoire a toutes les chances d’amplifier les problèmes créés par les précédentes. Cela explique que certains, installés de plus longue date, voient arriver les nouveaux venus sans grand enthousiasme – ces Arabes ne voudraient-ils pas manger le pain de nos musulmans ? Les grands sentiments, c’est fort agréable, mais ça ne nourrit pas, ça n’éduque pas, ça ne fournit pas de logements. Et l’élan de solidarités collectives et individuelles n’a pas tardé à se fracasser sur le réel des budgets et de la pagaille administrative.
Enfin, bien que la presse se garde bien de trop en faire état, les arrivants ne sont pas tous des amoureux des droits de l’homme et de l’Occident libéral. Les services secrets occidentaux craignent que des djihadistes se glissent parmi les réfugiés, raconte Pierre Jova dans son reportage en Serbie. Et parmi ceux qui ne nourrissent aucune intention suspecte ou belliqueuse (l’écrasante majorité, on suppose), beaucoup ne semblent pas décidés à abandonner leur mode de vie. Bien sûr, on trouvera cruel de demander à des malheureux qui ne veulent rien d’autre que ce qu’on considère ici comme une « vie normale » de montrer patte blanche culturelle. On dira que le droit d’asile ne se divise pas. En ce cas, peut-être qu’il se négocie. Ceux qui arrivent aujourd’hui, nous ne les avons pas fait venir pour travailler à notre place dans nos usines ou sur nos chantiers. Nous pourrions leur demander de s’adapter à nos petites manies laïques et libérales, comme l’importance que nous accordons à la visibilité et à la liberté des femmes. Certes, on ne peut obliger personne à aimer nos mœurs, mais ça montrerait qu’on y est attachés. Après tout, si certains tiennent à la liberté de porter la burqa, et à tout autre accommodement que la France « islamophobe » n’offrirait pas, libres à eux de demander l’asile à la Suède. Ou au Qatar.[/access]
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*Photo : Sipa. Numéro de reportage : REX40400823_000004.
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