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Migrants: l’Apocalypse selon Saint François

Réponse à ceux qui défendent le pape


Migrants: l’Apocalypse selon Saint François
Le pape François, place Saint-Pierre du Vatican, août 2017. SIPA. 00820325_000007

Mon Père,

Amateur impénitent du plaisir intellectuel de la disputatio, pourvu qu’elle se fasse en bonne compagnie, j’ai lu avec intérêt votre billet de blog « François et les migrants : ce que les critiques révèlent. » Je n’ai pas la prétention de croire que vous aviez connaissance de mon article sur le sujet avant d’écrire le vôtre, mais je m’inclus néanmoins dans ces critiques, bien qu’il ne me semble pas avoir commis les « deux graves confusions » que vous mentionnez. Permettez-moi donc d’y répondre.

Non, je ne reproche pas au pape sa « trop grande bienveillance à l’égard des migrants », mais son manque de bienveillance à l’égard des autochtones, ce qui n’est absolument pas la même chose. C’est même le fond de ma déception envers lui : porté par la conscience de l’universelle humanité que partagent tous les peuples, nourri par sa foi et simultanément par l’immense expérience politique de l’institution qu’il dirige, son rôle devrait être de rechercher des solutions viables pour toutes les parties concernées, des solutions dépassant les clivages et surmontant les antagonismes. Mais non ! L’intérêt des seuls migrants (tel qu’il le perçoit) est pour François non seulement une priorité, mais un impératif absolu auquel tout le reste doit être sacrifié.

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Oui, je juge les propositions du pape « totalement délirantes. » Pas toutes, bien sûr, et il est évident que la prise en compte actuelle des réfugiés laisse franchement à désirer. Mais beaucoup de ces propositions, et la vision d’ensemble qui les sous-tend, sont dangereuses.

Le ciel lui tombe sur la tête

Ma critique n’est pas ici éthique ou religieuse. Elle porte sur les conséquences prévisibles de ces propositions si elles étaient adoptées. J’affirme en effet qu’elles reviennent concrètement :

– à abolir à court terme la distinction entre citoyens et résidents ;

– à abolir également la distinction entre réfugiés et migrants économiques, distinction qui bénéficie pourtant aux réfugiés, pauvres parmi les pauvres. Oui, les migrants économiques sont aussi nos frères humains, et leur recherche d’une vie meilleure pour eux-mêmes et leurs familles est légitime. Mais un comportement individuel légitime, car supportable ou même positif pour la collectivité lorsqu’il est exceptionnel, ne doit pas forcément être massivement encouragé car il peut devenir destructeur s’il se généralise. C’est le cas ici.

– à amplifier les migrations économiques et à décourager les retours dans les pays d’origine, du fait notamment de l’octroi immédiat de droits très importants et de la facilitation démesurée du regroupement familial. Cet « appel d’air » serait néfaste pour les pays d’immigration, dont la capacité d’accueil est peut-être plus grande que certains ne le disent mais n’est pas pour autant illimitée, mais aussi pour les pays d’émigration, que leurs habitants seraient encouragés à abandonner plutôt qu’à redresser.

Je l’ai déjà écrit, mais il me semble utile de le répéter : le véritable enjeu est de donner dans nos pays le droit de vote à des millions de personnes dont les valeurs sont radicalement différentes des nôtres, en renonçant du simple fait de leur nombre à accueillir parmi nous des individus, au profit de groupes massifs et constitués.

Les propositions du pape, si on les appliquait, provoqueraient le chaos, et à terme soit la guerre civile, soit une dictature à laquelle la majorité se soumettrait pour échapper à la guerre. Que cette dictature soit islamiste ou suprémaciste blanche, je ne la désire pas. Démontrez-moi que je me trompe ! Mais le débat, en l’occurrence, relève de la géostratégie, de la sociologie, de l’anthropologie, et pas de la morale. Vous l’écrivez vous-même à juste titre : « la réalité est toujours supérieure à l’idée. » Défendre de belles idées au mépris de leurs conséquences n’est pas digne du souverain pontife.

Vatican, ouvre-toi!

Au demeurant, il y aurait bien une solution, que je n’ose qualifier de simple. Depuis Galilée, l’Église s’est réconciliée avec la méthode expérimentale, ce qui a même permis à un moine de découvrir – brillamment – la génétique. Ouvrez donc toutes grandes les portes du Vatican, offrez à chaque migrant une chambre à la Résidence Sainte-Marthe, les mêmes services que ceux dont bénéficient les cardinaux de la Curie, et donnez-leur le droit de voter au Conclave lors de l’élection du pape, le tout naturellement sans leur demander en retour le moindre effort d’adaptation culturelle. Ensuite, nous irons au résultat. Si par miracle les choses devaient bien se passer, je reconnaîtrais volontiers que j’avais tort, et le prochain pape aurait un magnifique exemple à montrer aux Européens pour les convaincre.

Convaincre, justement. Au plan éthique cette fois, j’ai une critique très ferme à opposer à François. « La foi dans la Parole de Dieu ne se commande pas, ne s’impose pas », dites-vous très justement. Et ce qu’il propose est bien « le don de soi jusqu’au bout et par amour », ce qui ne se commande pas. Or, les propositions du pape s’adressent aux pays, aux Etats, et donc aux dirigeants, auxquels il demande d’imposer ces mesures à des peuples qui n’en veulent pas. Je suis donc en désaccord avec Philippe de Saint-Germain : les propos polémiques de François dépassent largement le cadre des principes généraux que les Etats pourraient adapter selon les réalités locales. Ils contiennent essentiellement des mesures très concrètes, et présentées comme d’application universelle. Le pape parle au monde entier, et recommande volontairement la même chose à tout le monde. C’est bien ainsi qu’ils doivent être analysés et critiqués. Quant aux possibilités de retour, nous savons à quel point elles se heurte à l’absence de volonté de retour, alors que l’élargissement demandé du regroupement familial (grands-parents, frères et sœurs, enfants et petits-enfants, donc frères et sœurs des grands-parents, puis enfants et petits-enfants des frères et sœurs des grands-parents, donc les autres grands-parents de ceux-ci, et ainsi de suite jusqu’à inclure probablement l’humanité entière) contredit manifestement l’idée de migrants « contraints » à l’exil.

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Que l’Église propose plutôt à ceux qui le souhaitent des moyens de s’engager individuellement pour aider d’avantage les migrants, sans en infliger les conséquences à leurs concitoyens.

Enfin, je pense que la position de François repose également sur un axiome implicite que vous écriviez vous-même il y a trois ans, dans un billet par ailleurs remarquable : « nous comprenons que seul ce que nous ne connaissons pas fait peur. » Si seulement ! La peur, non pas paralysie mais identification d’un danger bien réel, repose aussi sur la connaissance et l’évaluation des risques. Ainsi, une peur, saine si elle s’accompagne du courage d’agir, naît de la connaissance des conséquences d’un ouragan, d’un incendie, de la peste, du nazisme ou de l’islam radical.

Chrétien ou pas, je réprouve François

« Ces personnes revendiquant leur identité catholique », écrivez-vous ensuite au sujet des critiques. Grands dieux, non ! J’ai une sincère admiration pour l’Église en tant qu’institution humaine – ce qui n’empêche pas de sérieux désaccords – et un très profond respect pour le Christ en tant que personne. Mais que Jésus soit humain, divin ou les deux en même temps ne change rien à l’affaire, tant je suis persuadé que ce qui fait que l’on est « quelqu’un de bien » ne dépend pas de la présence dans nos veines du sang des mortels ou de l’ichor des Olympiens. « Il y a plus de grandeur à être utile à tous qu’à disposer d’un immense pouvoir », écrivait Cicéron dans son De natura deorum, trois quarts de siècle avant un certain procès présidé par Ponce Pilate.

Il se trouve donc que j’apprécie l’Hymne à Zeus tout comme le Cantique de Frère Soleil, et que le père que je suis est autant ému par les paroles d’amour de Yahvé lors du baptême de Jésus que par la joie d’Izanagi à la naissance d’Amaterasu, ou la douleur d’Odin à la mort de Baldr. Sapere aude, et le mysterium tremendum et fascinans.

Quelles que soient mes croyances personnelles, je ne peux donc pas approuver des propositions politiques dont la validité repose uniquement sur l’hypothèse selon laquelle « l’horizon authentique de sa vie ne se voit pas à vue humaine, mais dans la Résurrection du Christ, gage de notre avenir commun » et « ce monde n’est pas le dernier lieu de l’homme, mais le lieu transitoire par lequel l’homme accède à son humanité. »

Le christianisme peut contribuer à inspirer une politique pour la chrétienté, mais il ne peut pas être lui-même cette politique

Même si des mesures politiques prenant leur source dans la foi peuvent être excellentes, la foi ne saurait à elle seule leur servir de justification, seulement d’inspiration. Rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Dans nos sociétés où différentes religions cohabitent, ainsi que l’agnosticisme et l’athéisme, la qualité d’une décision politique se mesure surtout dans ce monde, notre présence y fut-elle transitoire, et pas à l’aune de la Parousie. Ajoutons que ce « lieu transitoire » reste celui où vivront nos enfants, et les enfants de nos enfants, et que semer sciemment le chaos à leurs dépens au nom de mon évolution spirituelle ne me conduira sans doute pas à accéder à mon humanité.

Si, donc, la première des confusions que vous dénoncez est bien entre christianisme et chrétienté, je partage cette distinction (d’autant plus que la chrétienté ne se limite justement pas à ses composantes chrétiennes.) Mais je refuse de sacrifier l’une au nom de l’autre, et j’estime que concilier les deux est justement le rôle du pape, à la fois vicaire du Christ et prince de l’Église, successeur de Pierre qui ne doit pas oublier qu’il est aussi Pontifex maximus, chargé de veiller sur l’héritage d’Auguste. Le christianisme peut contribuer à inspirer une politique pour la chrétienté, mais il ne peut pas être lui-même cette politique.

En outre, je crains que vous fassiez vous-même une confusion. En opposant l’accueil inconditionnel des migrants à « la protection culturelle d’une Europe dont il (François) sait qu’elle accélère sa stérilisation en se refermant sur elle-même », vous assimilez la protection de son territoire et de son peuple par un Etat, à une attitude de repli sur soi. Pourquoi ? Ne peut-on encourager les échanges culturels et le dialogue entre ressortissants de pays différents ? Faut-il renoncer à défendre sa culture contre le délitement pour pouvoir l’enrichir par des apports d’autres cultures ? Et, d’ailleurs, l’accueil doit-il forcément être inconditionnel ou ne pas être ?

La sainteté n’est pas universalisable

Le baiser au lépreux est un geste magnifique, en faire un modèle pour les services de santé au mépris des risques de contagion serait criminel. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas soigner les malades, ni oublier que quoi qu’il advienne notre commune humanité nous donne des devoirs envers eux. Mais face à un risque d’épidémie, comme dans le cas des migrations massives ou dans toute situation de crise de grande ampleur, le « damage control » et le « containment » doivent primer sur le confort des bons sentiments.

Malgré nos divergences, je veux dire aussi que certaines de vos réflexions me frappent par leur justesse.

« S’il devait apparaître que le délitement spirituel et culturel de l’Europe, assommée par l’idéologie du progrès et aveuglée sur la vocation de la nature humaine, vienne d’une apostasie silencieuse des baptisés, ce serait une prise de conscience salutaire. »

J’aurais plutôt dit « démission morale des citoyens » qu’« apostasie silencieuse des baptisés », mais je pense qu’ici nous nous rejoignons sur l’essentiel !

Enfin, comme vous, je crois indispensable « d’opérer une distinction entre la personne et sa croyance. » Et en effet, qu’ils soient migrants ou Européens, les musulmans ne sont pas l’islam. C’est là la seconde confusion que vous pointez, et je ne peux que vous approuver.

Oui, nous devons mener de front « l’effort de réflexion critique sur les contenus des doctrines religieuses » tout en n’oubliant jamais qu’« enfermer une personne dans sa croyance religieuse, c’est lui interdire de changer de religion », ou même de changer sa religion de l’intérieur.

Tout comme vous affirmez que « ce n’est pas parce que ces migrants sont musulmans qu’ils ne partagent pas la même et unique humanité qui nous forme », je garde l’espoir qu’un jour les musulmans proclameront massivement : « ce n’est pas parce que ces gens sont chrétiens/juifs/yazidis/polythéistes qu’ils ne partagent pas la même et unique humanité qui nous forme. » Certains le disent déjà. Lorsqu’aux yeux de leurs coreligionnaires ils seront la référence et la norme, la gestion des flux migratoires deviendra bien plus simple.

Il y a quelques années, vous écriviez que l’atrophie de la quête de la vérité a détruit l’usage de la liberté. A travers l’exposé de nos désaccords comme de nos convergences, j’espère avoir pu contribuer un peu à cette quête pour ceux qui nous font l’honneur de nous lire. Vous avez, en tout cas, enrichi la mienne, et je vous en remercie.



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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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