Le nombre sans précédent de personnes traversant la Méditerranée pour se rendre en Europe est au centre de l’attention de l’opinion publique. Les médias ont tous ou presque envoyé leurs reporters faire du « terrain » et accompagner les migrants dans leur périple à travers les frontières. Derrière les chiffres, nous découvrons donc des visages et des noms. Au moins ceux de certains. Car les passeurs, acteurs essentiels de cette vague d’immigration, restent en marge des reportages, anonymes aux visages brouillés pour, comme on dit dans ces occasions, « des raisons évidentes ».
On peste contre ces gens sans cœur qui prospèrent sur la misère du monde et, parfois, on s’étonne qu’ils puissent agir aussi facilement, sans se cacher et sans que les autorités compétentes n’interviennent. Grâce à un journaliste du Washington Post qui s’est rendu à Izmir – ville natale du héros des Lettres persanes de Montesquieu, deuxième port de Turquie et principal point de passage entre ce pays et la Grèce – on peut se faire une idée de la logique de ces réseaux qui déversent les migrants syriens et afghans sur les côtés grecques, porte d’entrée de la terre promise européenne.
En allant à la rencontre d’un passeur – ayant tenu à garder l’anonymat – le journaliste se rend dans un hôtel. Sans même qu’il ne le lui demande, le réceptionniste lui indique : « La chambre du passeur est là-haut. » C’est là que le passeur reçoit ses clients, sur un petit lit recouvert de coussins. Il leur indique ce qu’ils doivent emporter comme ce qu’ils doivent laisser derrière eux puis empoche les 1300 dollars à payer pour un voyage de 45 minutes. L’an dernier le prix était de 900 dollars et cet été de 1200 dollars mais, face à la demande, l’offre s’ajuste par le biais du prix. Rien de personnel, business is business… Au total, cette année, le trafic de migrants a rapporté 300 millions de dollars (pour 258.000 migrants) selon le HCR.
De ce passeur, on apprend quelque chose de plus important et plus intéressant que son identité : son origine. Il vient d’Azaz, une ville du nord-ouest de la Syrie, proche de la frontière turque, aujourd’hui disputée par les différentes factions qui s’affrontent en Syrie (Daech, Front al-Nosra, Armée syrienne libre…). Un rapide coup d’œil sur la carte suffit à comprendre pourquoi cette ville est la capitale historique des trafics en tous genres. Là-bas, on est contrebandier de père en fils. Tabac, drogues, armes : les familles mafieuses d’Azaz convoient tout ce qui leur passe sous la main.
Ceux qui, depuis des générations, savent comment composer avec les douanes, polices, gendarmeries et armées de la région, ont tissé des réseaux des deux côtés de la frontière pour gérer le flux des marchandises. Ils se sont, depuis quelques années, convertis en masse au nouveau business migratoire. Autrement dit, notre homme ne s’est pas improvisé « passeur » du jour au lendemain. Grâce aux nombreux réseaux auxquels il est lié en tant qu’Azazi, il s’est tout simplement tourné vers le trafic de migrants.
Après l’avoir payé, ses clients embarquent sur des bateaux gonflables et traversent l’étroite bande marine qui sépare la Turquie de la Grèce. Souvent, une fois arrivés près des côtes européennes, les voyageurs crèvent leurs embarcations pour que les garde-côtes grecs ne puissent pas les forcer à repartir – connaître l’adversaire fait partie du métier. La dernière partie de la traversée se fait donc à la nage. Selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés, les deux tiers des demandeurs d’asile en Europe sont passés par ce chemin.
Dans le journal américain, le contrebandier anonyme se targue du taux de succès et du degré de sureté des traversées qu’il organise. Il affirme qu’aucun de ses clients n’est mort à ce jour, et que 90% d’entre eux réussissent leur passage à la première tentative. Il dit y parvenir en ne mettant pas plus de 45 personnes dans ses embarcations et en veillant toujours à ce que celles-ci ne soient pas trop chargées. Humanisme ? Pas vraiment. Plutôt un sens aigu du service client.
En effet, on vient souvent vers lui sur la recommandation d’amis ou de connaissances qui ont réussi leur voyage grâce à ses services et, n’étant pas seul sur le marché, le prestataire de service a tout intérêt à soigner son image. « Dans les affaires, c’est la réputation qui fait tout, ajoute-t-il, et moi j’ai une bonne réputation ! » Ainsi, selon ce passeur, même dans ce commerce inhumain, une sorte de logique économique pervertie assure un minimum syndical de sécurité aux migrants.
Pour autant, les anecdotes ne manquent pas concernant les victimes de mauvais traitements ou d’arnaques de la part de passeurs profitant de la détresse humaine. Dans les rues d’Izmir, une famille raconte que sa dernière tentative de traverser la mer a très vite tourné court parce que son Zodiac accueillait 57 personnes. D’autres ont payé les sommes demandées à de prétendus passeurs qui se sont évaporés aussitôt l’argent empoché.
L’« honnête » passeur interrogé par le Washington Post nie pourtant faire de gros profits. Il prétend même avoir laissé certaines personnes dans le besoin passer gratuitement. Selon lui, le coût d’organisation d’un voyage est de 40.000 dollars, en comptant le prix du Zodiac (7000 dollars). Et tout l’argent finit de toute façon dans les mains de deux ou trois Turcs ayant la haute main sur le trafic. Lui-même a l’intention de quitter Izmir où il s’était installé en raison de ses activités professionnelles. Il veut se rendre en Grande-Bretagne : « Si je pars, ce sera pour le bien de mes enfants », dit-il. Enfin, il affirme que d’autres Azazis l’ont précédé et sont déjà installés en Europe… où ils contribuent à l’implantation et au bon fonctionnement du réseau.
Ainsi s’organise le trafic des migrants. Face à la vague sans précédents de migrants, les « passeurs » voient leur commerce prospérer sur le malheur et l’espoir de ces hommes et femmes. Loin de toute considération morale, ils font le métier qu’ils ont appris et leurs services répondent à une demande bien réelle.
*Photo : SIPAUSA30132521_000020
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