L’île, placée en état d’urgence depuis que le camp de Moria a été volontairement incendié par ses résidents mécontents, se trouve en première ligne face à la menace turque. Ses habitants, confrontés à une invasion de clandestins encouragée par des ONG, se disent abandonnés par leur gouvernement et l’UE. Non sans raisons.
« Ils ont détruit le camp de Moria ! Il ne reste plus rien : les baraquements, les bureaux, même le petit hôpital. Ils ont tout brûlé. » Ce vendredi 11 septembre, Melpomène Atsikbasi est dans tous ses états. Dans l’improbable café Néféli de Kalloni, la deuxième ville de l’île, elle regarde les informations qui passent en boucle sur l’écran de télévision géant. Depuis l’avant-veille au matin, l’inquiétude est palpable partout à Lesbos. Le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis vient d’ailleurs de décréter l’île en état d’urgence pour une période de quatre mois. « Cela a commencé mardi soir vers dix heures, dit Melpomène. D’abord, il y a eu trois feux dans la montagne au nord-ouest de l’île. Comme c’était la nuit, les canadairs n’ont pas pu intervenir et seuls les camions de pompiers se sont déplacés. Et puis, à minuit, c’est Moria qui a brûlé, comme par hasard. » Pour elle, comme pour l’ensemble de la population ici, les quatre feux sont liés : « Les trois premiers, simultanés, avaient pour objectif d’éloigner les secours du camp de Moria afin que celui-ci puisse brûler intégralement. Preuve que c’était bien intentionnel, quand enfin les pompiers y sont arrivés, ils ont été accueillis par des jets de pierre ! De plus, mercredi soir et jeudi matin, trois nouveaux incendies ont éclaté dans ce qui restait de Moria. Sept feux en trente-six heures, cela ne peut pas être dû au hasard. » Melpomène rappelle alors que la stratégie de la terre brûlée est une constante chez les migrants à Lesbos : déjà en 2015, ils avaient allumé un incendie sur la route d’Antissa, car ils estimaient que le bus devant les conduire en ville n’arrivait pas assez vite, puis il y eut le premier feu de baraquements à Moria provoqué par des Afghans, afin d’interdire à des familles d’autres nationalités de s’y installer ; enfin, ce sont les locaux du centre d’art-thérapie du camp de Kara Tepe qui sont partis en fumée : les islamistes de Moria avaient découvert qu’il était tenu par une ONG israélienne. Et selon Melpomène, la police de Mytilène enquête sur des SMS reçus par des migrants peu avant le déclenchement des derniers incendies. Les messages invitaient leurs destinataires à se préparer à évacuer le camp. Ils auraient été envoyés par certaines ONG et autres activistes antifascistes autoproclamés.
Un gouvernement qui ne comprend pas la colère populaire sur l’île
Malgré ses 75 ans, Melpomène est de tous les combats. En février dernier, quand le gouvernement voulait installer un deuxième « hot spot » sur l’île de Lesbos, à Karava, elle était des manifestants qui se sont heurtés aux MAT, les CRS grecs. « Notre action, dit-elle, n’avait qu’un but : montrer à Kyriakos (elle continue d’appeler Mitsotakis par son prénom, malgré sa déception) notre ras-le-bol après ces cinq ans d’invasion migratoire. Mais les MAT se sont conduits comme des voyous, ils ont frappé tout le monde : les vieux, les femmes, même Taxiarchis Véros, notre maire ! Le plus invraisemblable, c’est que le gouvernement n’ait pas compris l’immense colère populaire qui s’était exprimée le 22 janvier. Ce jour-là, pourtant, nous étions 30 000 à Mytilène à exiger le désengorgement de Lesbos. Il aura fallu les affrontements des journées de février pour que Kyriakos commence à entendre. Alors, les MAT sont repartis à Athènes, la queue basse et, peu à peu, la situation s’est légèrement améliorée. » Melpomène veut dire par là que le gouvernement a accéléré toutes les procédures (expulsions, accès au droit d’asile) et que de 27 000 en février, les migrants sont passés à 12 700 aujourd’hui. Puis elle s’écrie : « Quand j’entends dire que les Pakistanais, les Africains, etc., sont des réfugiés, ça me révolte ! Ce n’était pas Byzance ce camp, mais quand même, à côté de ce qu’ont vécu nos parents, ils n’avaient pas à se plaindre. »
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Les parents en question étaient des réfugiés grecs d’Asie Mineure, les survivants de la « Grande Catastrophe », comme on appelle ici la défaite de l’armée grecque face à Atatürk en 1922. En deux vagues – l’une antérieure, l’autre postérieure au traité de Lausanne –, 1,5 million de réfugiés submergèrent le territoire grec peuplé alors de 4,5 millions d’habitants. À Lesbos même, c’est 40 000 Micrasiates qui prirent racine. Melpomène est la gardienne de cette histoire. Elle préside l’Enosis Mikrasiaton Dimou Kallonis, l’association des descendants de réfugiés d’Asie Mineure dont l’objectif est de transmettre avec exactitude ce qu’était la vie des Grecs d’Orient avant la Grande Catastrophe, d’œuvrer à ce que cet immense traumatisme ne soit pas oublié.
Melpomène rappelle l’histoire douloureuse de son peuple
Melpomène… les dieux ont visé juste en lui donnant ce nom. Qui mieux qu’elle, en effet, pourrait dire la tragédie vécue par ces Grecs d’outre-Égée ? Qui d’autre qu’elle, qui porte le nom d’une fille de Mnémosyne, pourrait davantage faire œuvre de mémoire ? Elle ajoute : « Entre 1923 et 1925, parmi les réfugiés, on comptait trois décès pour une naissance ; au total, ce sont 20 % de nos ancêtres qui sont morts lors de la première année d’exil… La Grande Catastrophe, c’est trois mille ans d’histoire effacés en un clin d’œil. Alors, quand j’entends les métanastès (“migrants”) se plaindre… » Elle n’a pas le temps de finir sa phrase, car Charis, le jeune serveur du café lui coupe poliment la parole : « Vous dites métanastès, moi je dirai plutôt lathrovioi (“clandestins”), parce que les vrais immigrés ont leurs papiers en règle, comme les avaient nos parents quand ils sont partis au Canada, en Australie, aux États-Unis. » Et Charis de rappeler : « À Lesbos, de l’après-guerre à la chute des colonels, une famille sur deux a connu l’émigration. Et aujourd’hui, ce sont les jeunes diplômés qui s’en vont. » Lui n’a pas trouvé d’emploi correspondant à sa formation, un master de marketing, pourtant il a refusé de quitter son île et préféré travailler comme garçon de café. Depuis une table voisine, Yannis, un ami de Melpomène, se mêle à la conversation (peu à peu le café va se transformer en agora) et abonde dans le sens de Charis. Méthodiquement, il affirme qu’il faut distinguer trois catégories : les prosfiguès (les vrais réfugiés, statut qu’il accorde volontiers aux Syriens de 2015), les métanastès, (les immigrés légaux qu’il juge inexistants à Lesbos) et les lathrovioi, les clandestins qu’il considère comme des eisvoléès (“envahisseurs”).
« Les prosfiguès syriens, je les ai bien accueillis en 2015 quand ils passaient devant ma maison pour se rendre à Mytilène, reprend Melpomène, je leur ai offert de l’eau et de la nourriture, même si j’étais surprise de constater qu’il n’y avait presque que des hommes parmi eux. Et jeunes encore ! Les nôtres d’hommes, en 1922, les Turcs les avaient massacrés, il ne restait plus que les femmes, les enfants et les vieillards. Ce n’est pas eux qui auraient mis le feu aux oliviers ! »
L’impression d’un sacrifice des îles de la mer Égée pour répondre aux exigences d’accueil de l’UE
Soudain, tous trois se taisent tandis que tous les clients du café s’approchent de l’écran de télévision. Le patron monte le son. Les images sont celles d’affrontements entre les migrants et la police vers le camp de Kara Tepe, dans les faubourgs de Mytilène. Les nouvelles directives du ministère de l’Immigration, après mille tergiversations, semblent être de rassembler les migrants dans des locaux de l’armée à proximité de Kara Tepe, décision qu’ils contestent avec violence. Les tentes pour les accueillir sont transportées par des hélicoptères Chinook de l’armée, car les routes autour de la zone sont bloquées par la population qui s’efforce d’éviter que les 12 700 migrants, dont un certain nombre sont porteurs du virus du Covid-19, s’éparpillent dans les villages et la capitale. Dans le café survolté, le slogan « Kamia domi pouthéna ! » (« Aucune nouvelle structure ! »), né lors des journées de février, est repris en chœur. « S’ils les installent là, c’est bientôt la ville entière qu’ils vont brûler. Il n’y a qu’une seule solution : exo ! (“dehors !”) » s’exclame l’un des présents. Melpomène saute sur l’occasion pour reprendre la parole : « Pourquoi Kyriakos ne renvoie-t-il pas tout simplement ces gens-là d’où ils viennent ? Ou alors, comme dit notre gouverneur Moutsouris, pourquoi ne les refile-t-il pas à Merkel ? C’est elle qui les a appelés, non ? » Elle tempère son propos en soulignant que le gouvernement Nouvelle Démocratie a fait beaucoup plus pour Lesbos en quelques mois que Tsipras en quatre ans, qu’il a expulsé des dizaines d’ONG indésirables (on en a compté sur l’île jusqu’à 80 avec plus de 2 000 permanents) et que, grâce à lui le nombre de migrants a baissé, même si, conclut-elle, « on est en droit de se demander si tous les hommes politiques grecs, Mitsotakis compris, n’ont pas décidé de sacrifier les îles de la mer Égée, en tout premier lieu Lesbos, aux exigences de l’UE » sur l’autel de la gestion prétendument bien-pensante des flux migratoires.
Les clandestins sont le cheval de Troie d’Erdogan!
Ce choix déconcerte d’autant plus Melpomène que dans la période actuelle, en raison des tensions extrêmes avec la Turquie voisine, Lesbos, fragilisée par le chaos résultant de la destruction de Moria, pourrait aisément devenir le maillon faible du pays face au boutefeu d’Ankara. Pour elle, les migrants de l’île, quasiment tous musulmans, constituent la tête de pont de la guerre asymétrique que l’apprenti sultan mène contre la Grèce. « Les clandestins sont le cheval de Troie d’Erdogan ! » lance Charis, qui a capté sur internet une vidéo diffusée par un migrant ayant filmé le feu destructeur de Moria. « Celui qui a filmé a chanté avec d’autres ‘‘Bye bye Moria !’’ et après, il a dit clairement en turc ‘‘memnun !’’ (“super !”) » commente Charis. Scandalisée, Melpomène s’écrie : « “Bye bye Moria !’’ Quand je pense que les médias ont comparé Moria à un camp de concentration ! Quelle honte ! L’Africain qui est revenu à Moria avec le Covid qu’il avait attrapé à Athènes serait-il retourné dans le camp si c’était Auschwitz ? »
Elle fait référence à ce Somalien ayant obtenu le droit d’asile qui, quelques jours auparavant, est revenu à Moria, car tout compte fait, la vie lui semblait plus douce dans le camp qu’à Athènes où il lui fallait travailler. C’est lui qui a contaminé 35 autres migrants, d’où la mise en quarantaine de Moria… et les incendies volontaires par refus de se soumettre à cette obligation. C’est la thèse la plus retenue, même si d’autres circulent, dont celle d’une allumette craquée plus ou moins directement par Erdogan. « Et ils avaient le soutien des ‘‘antifas’’ et des ONG, dont Médecins sans frontières », ajoute Melpomène qui sort de son sac une traduction en grec des propos tenus par MSF sur son site quelques jours avant les incendies. Elle lit : « Le gouvernement grec applique une quarantaine inconsidérée et potentiellement très dommageable et nuisible au camp de Moria pour les migrants et les demandeurs d’asile de Lesbos. » Un autre client rappelle « la mascarade des 13 000 chaises devant le Bundestag », mise en scène par les ONG Seebrücke, #LeaveNoOneBehind et Campact le lundi 7 septembre 2020.
Les ONG rejetées par les habitants
Les ONG sont unanimement détestées à Lesbos. Certes, beaucoup d’entre elles sont parties depuis février, mais celles qui restent jouent un rôle toujours aussi trouble. On leur reproche d’organiser, de mèche avec les passeurs, les arrivages de migrants et de se comporter, sous couvert d’aide humanitaire, comme un État dans l’État avec la bénédiction de l’UE et des autres instances internationales. C’est ainsi que beaucoup de Lesbiens établissent un lien entre la situation présente et la perquisition opérée par la police locale dans le voilier de l’ONG allemande Sea-Watch, le Mare Liberum, qui se trouvait encore là quelques jours seulement avant les incendies. Le gouverneur de la région, Kostas Moutzouris, a quant à lui porté plainte contre Stand by me Lesvos qui a tweeté cyniquement : « After Moria, Lesvos will go down. Moria finish, Moria destroyed. »
« Quelle année terrible ! dit Melpomène en paraphrasant Victor Hugo sans le savoir, le Covid, Aghia Sophia profanée, les Turcs sur le pied de guerre et maintenant Lesbos qui brûle. »
Mardi 15 septembre, coup de fil affolé de Melpomène : « C’est le chaos ! Le gouverneur exige d’être reçu par Mitsotakis… Les clandestins et les anarchistes se battent avec la police. Dix pays de l’UE acceptent d’en prendre 400, 40 chacun. Il nous en reste 12 300 qui ne veulent pas intégrer le nouveau camp… Des bandes errent en ville. Combien ont le Covid ?… Les blindés des MAT ont investi le port. Les Mytiliniens oscillent entre désespoir et insurrection… » Mais eux n’ont pas le droit à la compassion des ONG, des militants au grand cœur et de l’Union européenne.