Propos recueillis par Marc Cohen et Aymeric Dutheil
Causeur. On disait le rock momifié. Depuis une dizaine d’années, le rock est redevenu la musique identitaire de la jeunesse. Que s’est-il passé, Doc ?
Michka Assayas. Dans les années 1990, on avait décrété la mort du rock au profit d’une musique électronique déshumanisée. Daft Punk, c’était (déjà…) des casques, de la musique d’ambiance dématérialisée, c’était l’électronique. Au tournant du siècle, probablement par contrecoup, il y a eu un retour brutal au rock par le minimalisme. Les Libertines, les Strokes et surtout les White Stripes ont chamboulé la donne en prônant le rejet de toute cette sophistication désincarnée. Ils ont donné à des millions de gamins la rage de rebrancher des guitares sur des amplis et de chanter de vraies chansons dans de vrais micros : bref, l’envie de faire des groupes de rock.
À l’origine de la dernière résurrection du rock, Les White Stripes sont donc un groupe « séminal », comme disent tes collègues cuistres anglo-saxons…
(Rires) Un groupe, si l’on veut. Les White Stripes, c’était un gars de Détroit, obsédé par le matériel vintage, qui collectionnait les vinyles et n’avait que des guitares pourries… Et cet excellent musicien s’est délibérément associé à une débutante. Sa copine ne savait pas jouer de batterie ou à peine, et c’est cela qui a fait la beauté de ce nouveau premier cri, qui était en réalité un retour au blues. Parallèlement, il y a eu les Libertines en Angleterre qui ont fondu ensemble un peu de Kinks, un peu de Small Faces, un peu de Clash, un peu de Blur… et puis, à New York, les Strokes, quelque part entre le premier Velvet Underground et les Smiths.
En quoi les fans de 2014 sont-ils différents de ceux de 1974 ?
Avec la dématérialisation, le rapport à la musique a été révolutionné. Pour des gens de notre génération, attendre un disque, compter les jours avant sa sortie, lire des articles dessus, puis enfin aller acheter l’album était une sorte de cérémonial obsessionnel. Il y avait aussi une forme de snobisme chez certains, dont j’étais, à vouloir avoir avant tout le monde le dernier album. On croyait encore à l’avant-garde… et l’avant-garde, c’était nous ![access capability= »lire_inedits »]
Et aujourd’hui, mis à part qu’on feuillette ton Dico d’une main en cherchant de l’autre les musiques dont tu parles sur YouTube …
Le rapport au rock des jeunes générations n’est plus du tout « historique ». Ils ne sont pas dans l’état d’esprit qui était le nôtre il y a trente ou quarante ans – et qui est peut-être encore celui des Inrocks : chercher la nouvelle tendance qui va démoder la précédente. Pour les jeunes, l’univers rock est une sorte d’hypermarché féérique, une discothèque en libre accès où chacun constitue sa propre culture. Ils vont donc faire cohabiter dans leur mausolée personnel Hendrix et les Wampas, Led Zeppelin et Daft Punk. Une approche décloisonnée difficilement concevable autrefois. Nous étions plus sectaires, dans un sens.
Comment as-tu vécu ce revival miraculeux ?
Nous autres, critiques rock, sommes devenus, bon gré mal gré, des sortes de grands anciens. Parce qu’on avait connu les années fastes, on se mettait à raconter à nos enfants ou à leurs copains : « Oui, mon gars, j’y étais, c’était autre chose à cette époque… »
La nostalgie du rock d’antan, c’est presque aussi vieux que le rock, non ?
L’idée que quelque chose a été perdu et qu’il faut le reconquérir a en effet existé dès la naissance du rock‘n’roll. Avant même les années 1960. John Lennon a dit que le rock’n’roll était mort à partir du moment où Elvis est parti à l’armée. Les musiques jeunes étaient par définition perçues comme éphémères, donc presque mortes dès leur naissance. Quand les Beatles ont explosé, en 1963, tout le monde croyait que la mode allait durer six mois, y compris les principaux intéressés. À cette époque, le rêve de Ringo Starr, c’était d’ouvrir un salon de coiffure !
Et toi, de quoi étais-tu nostalgique ?
Pour moi, c’était pareil ! Quand on me parle du début des années 1970, période complètement mythifiée aujourd’hui, on ressasse qu’en ce temps-là « la musique était super géniale ». Mais lorsque j’avais 14 ou 15 ans, ce n’était pas du tout mon impression. J’avais le sentiment d’arriver trop tard, que l’âge d’or était derrière moi : les Beatles séparés, les Stones liquéfiés, le rêve de Woodstock aussi mort que Jimi Hendrix ou Jim Morrison. Vu d’aujourd’hui, le milieu des années 1970 semble une ère bénie. Mais nous, à l’époque, étions totalement obsédés par le passé ! On voulait rembobiner l’histoire, comme si elle s’était dévoyée. C’est ce que disaient les premiers punks vers 1976 : « Mais qu’est-ce que c’est que ces groupes qui s’habillent comme pour des opérettes, avec des light shows, qui jouent sur des scènes de 15 mètres, qui font des doubles albums concept, il n’y a plus de chanson, ça ne fait plus danser, on écoute ça au casque couché avec un joint… »
On avait pourtant cru comprendre qu’à l’époque, tu avais toi-même un fâcheux penchant pour le rock sérieux, ou « progressif » comme on disait…
Oui , oui. Je suivais de près tout le courant King Crimson,Van der Graaf Generator, Caravan, le premier Genesis. À l’époque, j’étais déjà un apprenti critique, je me forçais à lire des articles que je ne comprenais pas, et je me prenais pour un grand connaisseur. Mais au fond de moi, quand j’écoutais les tubes de T.Rex, j’étais super-content ! Même chose avec Gary Glitter, mais je n’osais pas le dire ! J’avais honte car c’était commercial, et « commercial » était le mot qui tue !
Et c’est encore plus vrai pour Slade, que tout le monde révère aujourd’hui. À l’époque, les initiés disaient : « C’est un truc de filles… »
Absolument ! Avouer qu’on aimait des groupes « faciles » comme Slade ou T. Rex, c’était aussi grave que se proclamer fan de Cloclo ou Sheila ! On disait que c’était de la musique pour faire danser les minets. Un souvenir de mes années de lycée, encore : j’étudiais le russe, et me trouvais en séjour linguistique à Sotchi. Pendant une soirée, quelqu’un passe les Stones et toutes les filles se mettent aussitôt à danser. Je me souviens très clairement de la réaction du gars assis à côté de moi : « Je ne danse pas, c’est réac ! » Et au fond, « C’est réac », c’était notre credo. La musique pop était liée à la contestation, donc au refus de la facilité. Fatalement, il y a eu un retour du refoulé avec le punk – retour très similaire à celui qu’incarneront, vingt ans plus tard, les White Stripes. Tout à coup, la futilité et les joies simples ont été réhabilitées. Et c’est justice.
Puisqu’on parle de musique légère, imaginais-tu, en 1978, qu’un jour tu écrirais 6 longs feuillets élogieux sur Abba ?
Non, mais je n’étais pas si loin du compte. Savez-vous à cause de qui ? D’Elvis Costello ! Il m’a décillé avec sa réhabilitation de la musique dite « ringarde ». La country, la pop sucrée, l’easy listening… Il a été le premier des géants du rock à revendiquer son admiration pour Abba ! Alors forcément, un jour, j’ai réécouté Abba sans œillères et j’ai trouvé ça formidable. Classique et juvénile à la fois. Parfait.
Je confesse à tous les lecteurs de Causeur qu’en lisant ton dithyrambe dans l’édition précédente du Dico, je me suis dit : « Misère, ce con d’Assayas a raison : en vrai, Abba, c’est bien ! » Comment expliques-tu cette propension naturelle au sectarisme ?
L’image ! En France, le problème, c’est que tout passe par l’image. Si vous pouviez obliger les gens qui parlent de rock en France à écouter les yeux fermés sans étudier le look, les pochettes, les photos, les coupes de cheveux, vous assisteriez à une inversion complète des valeurs. En France, l’esthétique est tellement terroriste qu’elle frise l’idéologie.
À bas l’idéologie, vive la rigueur scientifique ! Si tu devais donner une définition du rock à quelqu’un qui n’en a jamais écouté ?
C’est compliqué, et pour cause : personne n’a la même définition du rock que son voisin. Je vais répondre en mon nom propre et au nom d’un certain nombre de gens qui ont vu leur vie bouleversée à cause du rock. J’étais programmé pour devenir prof, et quand le rock m’a tapé sur la tête, j’ai décidé de changer de vie. Pour moi, ça a été la révélation qu’un autre monde existait. Tu as 12 ans et tu te dis qu’il y a une autre planète que tu as envie de visiter, même si ça semble impossible car les personnes qui y vivent te sont très supérieures. Mais ce n’est pas grave, on commence petit. Et bien sûr, j’étais sectaire, je faisais partie de ces espèces de Khmers rouges de l’époque qui voulaient détruire tout ce qu’il y avait avant. La subversion était pour moi à l’intérieur du rock.
Désormais, le rock et les autres musiques jeunes ont perdu cette charge subversive : ça ne gâche pas un peu le plaisir ?
Le rock n’a pas ce super-pouvoir de générer la subversion. Il n’a fait qu’accompagner le changement à l’œuvre dans la société, changement qui se heurtait à des forces hostiles. On ignore souvent que les disques des Beatles ont été victimes d’autodafés dans des États américains comme l’Alabama. Les Plastic People tchèques ont tâté plusieurs fois de la prison. C’était la haine. Quand des œuvres sont interdites, considérées comme décadentes et honteuses, cela crée en réaction une formidable accumulation d’énergie. Et quand tout est permis, ça retombe. On en a eu l’illustration quand les pays soviétisés ont été libérés de l’emprise de Moscou : beaucoup d’intellectuels se sont tout à coup retrouvés sans but, eux qui, avant, ne dormaient pas de la nuit et risquaient allègrement les camps en diffusant des samizdats ou en organisant des manifs interdites. Aujourd’hui, c’est pareil dans nos sociétés : à force d’avoir le droit de tout faire, l’art ̶ et pas seulement le rock ̶ ne porte plus la résistance aux valeurs dominantes mais une fausse subversion, façon Canal Plus, d’où une espèce de fadeur généralisée où plus rien n’a de goût. Ma fille me parle souvent de l’actu vue au prisme du « Petit Journal ». Soit. Mais faute de références, elle ne connaît de la politique que le second degré ridiculisant. C’est la fausse subversion qui a triomphé.
Il y a encore des figures réellement transgressives, mais ce sont des vieux, comme Lemmy, de Motörhead, qui doit avoir dans les 70 ans…
Une certaine forme d’intégrité peut être considérée comme subversive : refuser de se mettre au goût du jour, de s’affadir, de faire plaisir aux jeunes… S’il y a une chose à garder dans cette génération, ce sont en effet ces figures invariantes, qui n’ont jamais renoncé au programme existentiel qu’ils s’étaient fixés à 18 ans. Lemmy a grandi dans un contexte où l’avenir, c’était l’usine ! Il y avait un enjeu particulier pour ces types. Ils sont restés fidèles à leurs rêves de jeunesse et les ont vécus. Qui dit mieux ?
On entend souvent qu’il est ridicule de faire du rock quand on est vieux…
Que peuvent-ils faire d’autre ? Ouvrir un salon de coiffure ? Moi, ces dinosaures m’émeuvent. Ils ont creusé leur sillon et n’ont pas bougé. Je ne sais pas si c’est ça le rock, mais, en tout cas, c’est l’un de ses aspects attachants : la possibilité de ne pas se renier dans une société où l’on est toujours sommé de s’adapter.
La culture rock existe-elle ? Le mot a-t-il un sens ?
À partir du moment où écouter du rock te donne envie de creuser, de connaître, c’est une culture. Mais, pour répondre plus précisément à ta question, en vérité, je n’en sais rien… Quand je me suis lancé dans ce métier, je me sentais schizoïde : d’une part, j’étais obsédé par les écrivains d’avant-guerre, Gide, Valéry, et d’autre part, j’écrivais sur Costello, les Stranglers, XTC etc. Pourtant , ce climat crépusculaire du postpunk des années 1980-1985, avec New Order, les Smiths, avec ses tonalités très mélancoliques et maussades, allait très bien avec la littérature de l’avant-guerre, les romans fantastico-réalistes de Julien Green, par exemple. Il y avait des correspondances que je ne décelais pas et qui fonctionnent rétrospectivement.
En lisant ce Dictionnaire, on est surpris par la qualité de la langue, très tenue…
Il y a cette idée reçue qui traîne, comme quoi il faudrait écrire rock, imiter le style gonzo de Hunter S. Thompson, faire semblant de s’indigner, dénigrer de manière outrancière, faire des blagues. C’est exactement la voie inverse que nous avons choisie : il y a un souci de classicisme, j’essaie d’avoir de l’oreille quand j’écris ou quand je relis les textes des autres auteurs du Dictionnaire. J’aime la musique car il y a des choses qui m’exaltent et, quand on écrit, les mots doivent entrer en résonance avec le thème. Je ne voulais surtout pas faire des gloses générationnelles, je voulais qu’un gamin de 15 ans qui ne connaît rien au Velvet Underground puisse comprendre de quoi il s’agissait.
As-tu voulu aussi transmettre, au-delà de l’histoire du rock, une certaine approche de la méthode?
Définitivement oui. Je tenais à ce que ce Dictionnaire soit élégant. Mais pas seulement dans son style, dans la méthode aussi, autant que possible. Il y a un énorme travail d’enquête dans ce livre, qui aurait beaucoup perdu de sa pertinence s’il avait été livré plus ou moins en vrac au lecteur. Les renseignements biographiques, la généalogie des influences musicales, le contexte intellectuel ou politique sont des choses qu’il faut ordonner assez méticuleusement, sans quoi on se moque du monde. Alors, oui, j’ai voulu aussi essayer de transmettre cette logique classique. C’est peut-être mon côté prof ! La langue française est l’un des plus beaux outils au monde, et la mettre au service du rock, c’est paradoxal et très excitant.
En bonus track, tu l’as fait sans le clinquant des jeunes gens qui ont trop lu Guy Debord, le genre : « Regardez comme je manie avec grâce l’imparfait du subjonctif… »
Je vois, hélas, très bien ce que tu veux dire : ce n’est pas mon école. J’aime la recherche de simplicité. C’est en lien avec le ton, le rythme, le refus de la pose. Ça aussi, c’est rock ![/access]
Le Nouveau Dictionnaire du rock, sous la direction de Michka Assayas, Bouquins, Robert Laffont.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
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