Les saillies de Juliette Armanet à l’encontre de Michel Sardou révèlent le mépris des bobos pour ce qui plaît au peuple, prolophobie visant directement cette « France d’avant », pas si lointaine, où une culture homogène baignait Paris et sa province. Cette nouvelle querelle des anciens et des modernes oppose la variété et les traditions locales à la culture globalisée.
La chanteuse à la mode révélée par Le Dernier Jour du disco s’en est violemment pris au tube de Michel Sardou sorti en 1981 –elle n’était pas encore née –, Les lacs du Connemara. Ce tube a fait découvrir la « musique celtique » au grand public français, Tri Yann étant alors encore confidentiel. Juliette Armanet a qualifié ce tube de musique « sectaire », « immonde » et « de droite »– les Irlandais apprécieront. C’est l’ultime réplique des insultes adressées à Michel Sardou dès les années 1970 par les médias les plus à gauche pour ses positions jugées droitières et nationales. Mais cela rappelle aussi d’autres insultes passées, lancées par des chroniqueurs contre le Festival interceltique de Lorient ou Nolwenn Leroy, révélant une sourde haine contre ce rare segment de la culture populaire traditionnelle ayant survécu au xxe siècle dans notre pays. BHL avait donné le la dès 1985 dans son célèbre entretien à Globe en s’emportant contre « béret et binious », un enjeu majeur !
La France, qu’est-ce qu’il en reste?
Il est probable que la diffusion récurrente des Lacs du Connemara dans les bars, les soirées, les mariages, les boîtes de nuit… et l’adoption de cette chanson très populaire – 54 millions d’auditions sur Spotify – par les élèves de plusieurs grandes écoles – HEC comprise – comme hymne officiel d’une promotion ou d’une activité, aient fini d’exaspérer notre chanteuse. D’autant plus que, partout, les premières notes du morceau déclenchent une ruée des foules sur la piste de dance, donnant lieu à de joyeuses effusions collectives.
Cette hostilité radicale affichée concerne moins la musique celto-irlandaise transplantée en France par Sardou, le chanteur « populaire » aux 350 chansons, que le public français auquel s’adresse depuis plus d’un demi-siècle ce chanteur national. Que reste-t-il de la France de la fin du xxe siècle– ce monde d’avant –, décor de notre jeunesse, au-delà des caricatures méprisantes et des haines recuites des enfants de la mondialisation ? Les chansons de Michel Sardou sont une sorte de butte-témoin du xxe siècle, d’autant plus intrigante et « inquiétante » pour ses détracteurs que les jeunes générations – Français populaires ou enfants de bourgeois –, entre deux morceaux de rap, en perpétuent le succès et la présence.
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Il y a longtemps que les élites de la culture subventionnée regardent avec aversion le « vieux pays » et son peuple de « citoyens », peu à peu convertis à la culture du showbiz au cours du xxe siècle. Par dépit ou malveillance, la génération qui n’a pas connu la France des travailleurs et des familles d’avant la mondialisation, à la fois populaire et égalitaire, tant à Paris qu’en province, et de culture homogène, y cherche les traces d’un communautarisme blanc imaginaire, qu’elle perçoit comme raciste, chauvin et haineux.
Prolophobie
Tout a déjà été dit sur cette prolophobie déguisée en traque du « beauf » par ceux-là mêmes qui – souvent d’origine modeste – vivent dans le reniement et la honte de leurs origines paysannes, ouvrières ou populaires. Les barrières de la distinction sociale les ayant hissés sur le devant de la scène artistique ou culturelle française, il leur paraît de bon aloi de renier ce qu’ils furent enfants, pour se faire adouber dans le monde aseptisé et autocentré des élites. Cette « savonnette à vilain » du xxie siècle est une vieille lune psychologique et sociologique, dont Annie Ernaux a porté l’exercice au paroxysme. Cela a donné La Gauche sans le peuple (Éric Conan, 2004), ou« la gauche contre le peuple » (feu Hervé Algalarrondo, 2002). Avant les Deschiens, triste série qui suintait le mépris de classe pour les pauvres et les gens modestes– en attendant les sous-chiens de Bouteldja –, le regretté Cabus en avait fourni l’archétype à travers son« beauf », créé en 1973 dans Charlie Hebdo, que le site de la FNAC présente ainsi : « L’archétype du Français râleur, raciste, violent, odieux en toutes circonstances » (il faudrait ajouter sale et alcoolique…).
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Or ce grand chanteur à succès a produit des centaines de chansons à l’attention de ce peuple de Français méprisés. Ce même peuple les plébiscite et les fredonne pendant des décennies –l’homme a vendu plus de 100 millions d’albums, record national. Les thèmes de ses chansons forment la matrice de la vie et de la culture nationales : La Maladie d’amour, Le Rire du sergent, Les Bals populaires, Les Vieux Mariés, J’habite en France, La Rivière de notre enfance, Le Curé, Le Bac G, Les Noces de mon père, Verdun, Marie ma belle, Le France, Une fille aux yeux clairs, En chantant, Les Deux Écoles, Le Cinéma d’Audiard, Danton, La Maison des vacances, Français, Marie-Jeanne, Carcassonne, Être une femme, Les Années trente, Je viens du Sud, Mon dernier rêve sera pour toi, Le Surveillant général, Je vais t’aimer… Un tel programme est d’autant plus étranger à notre chanteuse que nos chères élites autoproclamées croyaient en avoir fini avec un peuple et un pays érigés en boucs émissaires des crimes et des tragédies du xxe siècle, et que l’on a voulu faire taire une fois pour toutes.
Rappelons le traitement de choc qu’il a subi, et comment on a tenté d’en finir avec lui : un discrédit général jeté sur sa culture et ses pratiques sociales (langues régionales, catholicisme, civilité, bonne formation scolaire, etc.) ; l’éradication des métiers et des filières de production les plus anciennes (industrie, agriculture, services publics structurés et efficaces) ; et enfin le changement, (ironiquement) théorisé par Brecht (il faut «dissoudre le peuple »), instauré dans les nouveaux « quartiers populaires » des villes, qui accueillent une partie des 19 millions d’étrangers ou néo-Français résidents dénombrés par l’Insee sur trois générations.
Sardou a beau avoir ouvert sa discographie aux langues, cultures et pays extérieurs (Les Ricains, Musulmanes, Le Connemara, Domenico, Afrique adieu…), jamais il ne fera oublier son passif de « chanteur populaire du peuple français ». Dans l’un de ses premiers tubes de 1970, « l’ouvrier parisien » – qui existait encore – des Bals populaires, « la casquette en arrière », s’amusant« à boire (et reboire) un bon coup », en rigolant « sur des airs populaires », avait scellé son sort d’infréquentable.