Accueil Édition Abonné Avril 2024 La dernière tentation de Michel Onfray

La dernière tentation de Michel Onfray

"Théorie de Jésus : biographie d’une idée" et "Patience dans les ruines" (Bouquins)


La dernière tentation de Michel Onfray
Michel Onfray © Photo Hannah Assouline

Défendre ce qui reste de la civilisation judéo-chrétienne tout en remettant en cause l’existence historique de Jésus, tel est le périlleux exercice auquel se livre le penseur normand dans ses deux derniers essais. De quoi bousculer les chastes esprits.


C’est déjà l’une des meilleures audiences hebdomadaires de CNews. Et n’en déplaise à Libération, qui dépeint la chaîne d’information de Vincent Bolloré en dangereux repaire de « moines soldats cathodiques », c’est une émission… pas très catholique. Lancée début mars et présentée par Laurence Ferrari, elle s’intitule « Face à Michel Onfray ». Tous les samedis pendant une heure, l’auteur du Traité d’athéologie y commente l’actualité de la semaine écoulée, et peut tout à loisir défendre l’IVG, l’euthanasie et le mariage pour tous. Car le disciple de Nietzsche et Proudhonn’a rien abdiqué de son impiété.Pour preuve, il a encore publié cet hiver deux livres qui lui permettent d’enfoncer un peu plus le clou dans la croix chrétienne.

Le premier est consacré à la vieille thèse mythiste, qui fait du Christ un être mythologique, plus proche de Mithra et d’Osiris que d’Alexandre le Grand et de Jules César. En lisant l’introduction de sa Théorie de Jésus, on comprend que l’idée était en germe dans l’esprit d’Onfray au moins depuis les années 1990. À l’époque, son ancien professeur à l’université de Caen, Lucien Jerphagnon, le mettait en garde contre… ses gamineries (sic) : « Je sais trop ce que ça donnera, votre Jésus hédoniste. Il connaîtra tous les bons restaurants de la Galilée, avec un Gault et Millau en araméen sous le bras, et ne décarrera pas des boîtes de nuit de Jérusalem. » En ce temps-là, le fondateur de la revue Front populaire s’intéressait au ventre des philosophes, alors pourquoi pas à celui du fils de Dieu…

Depuis, trente ans ont passé et pour Michel Onfray, le temps est enfin venu de se pencher sur le corps du Christ. Pour dire qu’il n’a jamais existé. « Jésus n’est plus que l’ombre de l’ombre textuelle, écrit-il. C’est une idée de plus en plus idéale ou idéelle. Il est recouvert de mots, d’idées, de concepts, de phrases, de verbes – de textes. Cette figure issue d’une relation textuelle vit et survit de relations textuelles augmentées à l’infini. »

Personal Jesus

Il est vrai que les preuves de l’historicité du Jésus ne sont pas légion. D’autant qu’Onfray conteste la véracité de la plus fameuse d’entre elles, l’évocation par l’historiographe Flavius Josèphe, dans Les Antiquités judaïques, rédigées en 93, d’un « faiseur de miracles » condamné à mort par Pilate. Et qu’il ne se montre pas davantage convaincu par le philosophe romain Celse, dont Le Discours véritable, un pamphlet antichrétien composé vers 178, ne doute pas un instant que le Nazaréen ait vécu sur cette terre. Dans un souci d’équilibre entre tous les grands monothéismes, Onfray préfère en somme placer l’ouverture de la mer Rouge par Moïse, ou le voyage de Mahomet sur un cheval ailé de La Mecque à Jérusalem, au même niveau d’invraisemblance que la naissance de Jésus, événement qui pourtant dépasse moins l’entendement que les prouesses susmentionnées.

La Judée du premier siècle de notre ère ne manquait pas de juifs hostiles à la présence romaine. Judas le Galiléen fut crucifié pour avoir refusé de payer ses impôts à la puissance occupante, et Theudas, un autre rebelle, fut décapité sur ordre du procurateur Cuspius Fadus. Tous deux avaient des prétentions messianiques. En ces temps d’effervescence, est-il si improbable qu’un fils de charpentier se soit lui aussi posé en sauveur ? On pourrait également emprunter au spécialiste des religions Frédéric Lenoir le raisonnement « par l’absurde » qu’il a employé (sur France Culture, en 2013) pour démontrer l’existence historique de Siddhartha Gautama, plus connu sous le nom de Bouddha : « Ça poserait plus de problèmes aux historiens qu’il n’ait pas existé plutôt qu’il ait existé, parce que, s’il n’avait pas existé, alors comment expliquer ce mouvement de disciples très important qui s’est mis en route et qui font tous référence à une personnalité exceptionnelle qui a marqué leur vie ? »

Pour son travail, Onfray a écarté tous les évangiles apocryphes et s’est concentré sur le canon biblique. Point question de faire de la glose de gnose. La plume à la main, il lit la biographie officielle de Jésus telle qu’on l’enseigne dans les Églises, et dit son incrédulité devant les hasards providentiels qui la jalonnent. Ainsi, quand le Christ arrive à Nazareth, entre dans la synagogue et que les rabbins lui donnent un texte à lire, le jeune Nazaréen tombe comme par enchantement sur ce passage : « L’esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer de bonnes nouvelles aux pauvres ; il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue ; pour renvoyer libres ceux qui sont opprimés, pour proclamer l’an agréable du Seigneur. »

Lucien Jerphagnon et Michel Onfray lors d’une conférence à Caen, début des années 1990. DR.

Que l’existence de Jésus ait pu être revue et corrigée pour la faire entrer exactement dans la continuité de l’Ancien Testament (tout en le subvertissant) explique peut-être une si troublante coïncidence. Même si Jésus n’avait passé que trente-neuf jours dans le désert, on aurait bien pu arrondir à quarante, pour les faire résonner avec les quarante années de Moïse dans le Sinaï. Pourtant, Onfray se moque d’un Monsieur Homais qui partirait à la recherche d’un bateau au fond du lac de Ginosar et de traces de la fameuse scène de la pêche miraculeuse. Pour lui, les textes ne sont qu’allégories, il faut rechercher leur vérité ailleurs. Il n’y a qu’un sujet dont il fasse une lecture positiviste : l’argent. Ils vivent de quoi, ces treize gaillards, qui ne travaillent pas, vont de ville en ville en claquettes de plage ? Des dons de vieilles dames ? Selon l’Évangile de Luc, une certaine Jeanne, riche veuve d’un intendant du roi Hérode, les aidait financièrement. La première dame patronnesse de l’histoire en somme…

Dans sa Vie de Jésus, paru en 1863, Ernest Renan rejette la divinité de son personnage, sans contester son importance philosophique et morale. Même Nietzsche, dans L’Antéchrist, pense que Jésus est le seul protagoniste sincère de cette histoire. Les grands blasphémateurs du xixe siècle savent encore se tenir…

Pour Onfray, non seulement le Christ n’a pas existé mais en plus, il n’est pas exempt de reproches. En premier lieu, celui  d’avoir servi de caution à l’antijudaïsme. Car dans le terme « judéo-chrétien », souvent utilisé par le philosophe normand, le tiret est moins un trait d’union qu’une distance prise par les disciples de Jésus envers les racines hébraïques de leur foi. Admettons que voilà un bien drôle de juif qui guérit un paralysé en plein sabbat ou ne tient pas la circoncision pour une obligation absolue. On peut être Breton et ne pas aimer le biniou, sans être pour autant soupçonné d’être un traître à ses origines.

Michel Onfray surprend quand il refuse, lui homme de gauche, de trouver de la grandeur et du mérite à un chantre de la non-violence qui s’est opposé à la lapidation d’une femme adultère, ets’est inquiété du sort des pauvres et des exclus. Si l’on admet que l’histoire de l’Occident a été un long et sinueux processus d’adoucissement des mœurs, le message christique n’y a peut-être pas été étranger. En 1993, dans son essai Dieu merci, les droits de l’homme, le cardinal Lustiger établissait un lien entre son culte et la lutte contre les barbaries modernes. Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique (1977), du philosophe Louis Rougier, proche de la Nouvelle Droite, oppose pour sa part les valeurs antiques viriles aux valeurs chrétiennes « molles ». Si elle a conduit à la suppression des jeux du cirque, cette mollesse doit avoir quelques vertus.

Les démons de Jésus

Le deuxième livre est plus personnel. À l’instar de Frédéric Beigbeder, quiévoque son récent séjour dans un monastère dans Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, Onfray revient sur les quelques jours qu’il a passés au printemps 2021 à l’abbaye Lagrasse, dans l’Aude. Il ne fuyait pas les mêmes turpitudes que l’écrivain mondain, mais cherchait plutôt à observer le culte de la lumière et la méditation. Sur place, Onfray se demande comment Dieu peut recevoir toutes les prières en même temps : « Mais prier, outre que cela suppose d’abord qu’on croie à l’existence de Dieu, c’est étrangement croire aussi que ce Dieu est capable d’accéder à notre demande : comment entend-il, aux deux sens du terme – ouïr et comprendre ? Quand des milliards de gens sur la planète le sollicitent, comment peut-il ouïr le tout ? L’ouïr et le comprendre ? Quid de ceux qui le sollicitent via d’autres religions ? Comment peut-il sélectionner, dans ce cas, ce qu’il aura entendu, les prières auxquelles il va accéder ? » On pense à cette scène du film de Josiane Balasko Ma vie est un enfer, où le Ciel prend les traits d’un univers froid et cacophonique, dans lequel une voix robotique annonce que « saint Jean-Baptiste est attendu en salle de conférence », tandis que l’archange Gabriel, interprété par Michel Lonsdale, reçoit les prières envoyées de tous les confessionnaux de la Terre tout en regardant d’un œil distrait un épisode de Bip Bip et Coyote.

À Lagrasse, les cantiques en latin atteignent les oreilles d’Onfray, l’encens lui monte aux narines. Il n’est plus très loin de l’épectase. Un élanle gagne : « Il me semblait que, contemporain à ma manière des sermons d’Augustin sur la chute de Rome, je quittais un monastère où la résistance à la barbarie se faisait d’une manière simple : avec la messe en machine de guerre, on y célèbre deux mille ans plus tard une civilisation de l’allégorie et du symbole. Comment, à défaut de croire, pourrais-je me faire compagnon de route de cette culture, la mienne, qui a rendu possible cette civilisation, la mienne ? Comment, en effet ? »

Et puis l’auteur retourne dans sa Normandie. Confronté à un dégât des eaux qui a massacré toute sa bibliothèque et à un peintre en bâtiment qui traîne des pieds pour remettre les lieux en état, il refait le film de son séjour, à la manière de l’amant revenu d’un rendez-vous galant. Ébloui pendant le dîner aux chandelles, la raison lui revient sur le chemin du retour, puis durant la nuit suivante. Il se replonge dans les quelques livres épargnés et remet en selle sa solide culture philosophique. D’où il ressort que saint Augustin, à force de nous pousser à ingérer les péchés du monde, à la manière de la poule qui sectionne un scorpion avant de l’avaler, a fait le lit du « travail du négatif » hégélien, qui a lui-même préparé les totalitarismes. La colère gagne Onfray : « Que Dieu laisse faire le mal a toujours été un scandale majeur, écrit-il, d’autant plus qu’il peut l’abolir et qu’il a dit qu’il l’abolirait par son Fils. Pourquoi cet interminable délai dans le Jugement dernier ? Si Dieu n’existe pas, cet infini délai témoigne en faveur de mon athéisme, on comprend ; mais s’il existe, comment justifier que le principe du bien s’arrange si bien avec le principe du mal ? »À cette question, un religieux rencontré au monastère de Lagrasse lui répond par courrier avec une dissertation solide mais un peu scolaire, que le philosophe se donne un plaisir d’anéantir : « Votre démonstration s’avère impeccable… pour qui croit déjà en Dieu. » Depuis, Onfray s’étonne de ne plus avoir de nouvelles du moine. C’est peut-être donc ça, les gamineries qu’évoquait son vieux maître Lucien Jerphagnon.

À lire de Michel Onfray

Théorie de Jésus : biographie d’une idée, Bouquins, 2023.

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Patience dans les ruines, Bouquins, 2024.

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Avril2024 – Causeur #122

Article extrait du Magazine Causeur




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