Penser l’islam, c’est le dernier ouvrage de Michel Onfray. Le titre, pourtant concis, ne peut qu’amener à la polémique. Entre les présumés islamophobes qui accuseront Onfray de vouloir redorer un blason qui n’a pas à être redoré et les musulmans qui lui reprocheront son illégitimité et son incompétence. Parce que l’islam est complexe et que son étude dépasse largement la simple lecture du Coran. Il faut maîtriser des siècles d’exégèse, connaître et comprendre ses différentes écoles juridiques et théologiques, maîtriser la langue, la culture arabe et une histoire ô combien longue. Bref, une religion ne se prête pas facilement à un blitzkrieg intellectuel, fût-il brillant, aboutissant à une sorte de veni, vidi, vici : je suis venu, j’ai lu et j’ai tout compris.
Epurer l’islam de ses versets violents, pourquoi n’y avait-on pas songé plus tôt ? Que de savants musulmans se sont succédé, que de fatwas ont été produites, que de penseurs ont tenté d’ouvrir d’autres voies, de proposer de nouvelles lectures. Mais il a donc fallu attendre le XXIe siècle pour qu’un philosophe nous explique en 180 pages comment rendre l’islam compatible avec le monde moderne. Et si Onfray était le fameux imam caché de la mystique chiite, ou le Mahdi tant attendu par le monde sunnite ?
Blague à part, cela fera sans doute hurler les deux protagonistes, mais Tariq Ramadan et l’athée Michel Onfray sont dans une posture similaire. Tous deux veulent sauver l’islam malgré lui. Certes, et même si cela heurte ses détracteurs, nous pouvons objectivement accorder davantage de crédibilité à Ramadan qui, lui, connaît l’islam classique et sa jurisprudence. Mais Tariq Ramadan joue à l’équilibriste entre un islam qui, concrètement, dans son application stricte, est un retour au Moyen Âge (l’a-t-il un jour quitté ?) alors qu’il ne serait — conceptuellement — qu’amour, paix et tolérance. Là est finalement la convergence entre Onfray et Ramadan : aller rechercher cet introuvable islam de paix et d’amour.
« Chaque problème complexe a une solution claire, simple et erronée »
Pour Michel Onfray, c’est simple comme une recette de cuisine : vous prenez le Coran, vous enlevez les versets violents, vous insistez sur les versets prônant la miséricorde, et vous servez chaud ou froid avec du thé à la menthe. Dans son for intérieur, Michel Onfray doit se dire : « Sont-elles à ce point limitées intellectuellement ces personnalités musulmanes pour ne pas avoir entrevu la solution ? Il n’y a quand même rien de plus simple ». Et il a raison : il n’y a rien de plus simple… ni de plus absurde. Comme disait le journaliste américain Henry Louis Mencken, « chaque problème complexe a une solution claire, simple et erronée ».
Pour ce qui concerne Tariq Ramadan, celui-ci ne tient pas vraiment de double discours, comme on l’en accuse souvent, mais un discours doublement intelligible (ou doublement « auditionnable »). Parce qu’il tente de faire le pont, comme on l’a noté précédemment, entre cet islam « d’amour et de paix » et certains textes violents qu’applique une ultra minorité de musulmans (au fond, nous devrions nous réjouir que ce ne soit pas la majorité qui mette en application ces versets, nous avons échappé au pire !). Cependant, puisque l’islam, sous forme d’équation simplifiée, apparaît comme une addition de « versets violents » et de « versets de miséricorde », on ne comprend pas au nom de quoi les « bons versets » seraient plus légitimes que les « mauvais » et en conséquence pourquoi les « extrémistes » seraient de moins bons musulmans que les autres…
Mais à la différence du fondateur de l’Université populaire de Caen, Tariq Ramadan, ne propose pas d’effacer d’un trait « les versets violents ». Mais de les contextualiser. En ce cas, pourquoi s’arrêter là et ne pas contextualiser les versets « paix et amour » ? Pourquoi ne pas leur créer des conditions suspensives et des exceptions ? Les Etats-Unis se sont bien accommodés pendant un siècle d’une Constitution libérale et de l’« institution particulière » de l’esclavage…
L’ambivalence de Ramadan est particulièrement visible sur la lapidation. Il faut lui tirer les vers du nez pour lui faire admettre que cette pratique est barbare. Seulement, il nous explique (en substance) : « Vous savez, si j’appelle à un moratoire, c’est justement parce qu’on ne peut pas effacer comme ça des textes qui existent et auxquels certains musulmans accordent du crédit. Dites-vous bien qu’au moment où je vous dis que » la lapidation, c’est barbare » je vais devoir convaincre des courants plus littéralistes (et aussi quelques Frères musulmans pas toujours très modernistes…, ndlr), voilà pourquoi un moratoire est une proposition de transition, afin d’abolir définitivement les châtiments corporels. »
Faut-il discuter avec la Barbarie ?
Vous avez là toute l’ambigüité du personnage : Tariq Ramadan nous dit être du côté de la Civilisation et contre la Barbarie sauf qu’il veut quand même discuter avec la Barbarie, parce qu’il y a malgré tout une part de l’histoire de l’islam qui la lie aux musulmans. Mais est-il pour autant crédible aux yeux des musulmans les plus conservateurs ?
On sait que le sieur Ramadan est interdit de séjour en Arabie saoudite, chose qu’il prend comme un titre de noblesse censé le laver de tout soupçon. Pas si simple. Parce qu’il n’y a pas que les Saoudiens qui donnent du crédit à ces versets violents. D’ailleurs, Daech n’est-il pas opposé au royaume saoudien ? Quid de cette diaspora musulmane qui trouve un bien-fondé au retour au Califat, à l’islam en tant qu’Etat et Civilisation ? Pour beaucoup, la différence entre « le véritable islam » et « l’islam extrémiste » reste minime.
Ces questions nous ramènent à la seule qui vaille : qui décide, qui interprète l’islam ? Qui « contextualise » les « mauvais versets » ? L’« Oumma », la communauté des croyants, n’est pas une nation dotée d’un Etat, d’institutions et de frontières. Or, Onfray et Ramadan ne se posent pas cette question essentielle. L’interprétation d’un texte religieux n’est pas un pur exercice intellectuel. Il s’agit de conférer l’autorité d’un texte sacré à une autorité en chair et en os agissant ici-bas. D’autant que l’islam est né et s’est fixé, redisons-le, dans un contexte moyenâgeux et n’a jamais connu de grande révolution. Et quand on en voit certains se présentant comme « réformistes » qui continuent à vouloir donner du crédit à des écrits clairement anachroniques, on se dit que c’est d’un saut quantique dont l’islam a besoin !
En attendant, la voie la plus acceptable est sans doute ce que font nos sociétés laïques actuellement, à savoir encadrer la pratique de l’islam, soumettre cette religion et ses différentes interprétations à un cadre étatique. C’est sa justice qui décide si des versets indiquant qu’il faut couper la main d’un voleur ou lapider une femme adultère sont à appliquer littéralement (comme le prône l’Etat islamique, l’Arabie saoudite et l’Iran) ou s’ils doivent être considérés comme des reliques d’un autre âge. Quel risque courons-nous ? Etre accusés d’islamophobie ? On y survivra.
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