Dans Sagesse: savoir vivre au pied d’un volcan, Michel Onfray se demande comment vivre, à l’image des Romains, dans une civilisation qui menace de s’effondrer. Mais de ce diner entre philosophes antiques dont nous sommes les invités, il ressort au contraire des enseignements à appliquer pour tenter de la sauver.
De l’héroïsme bien réel sous l’ombre du Vésuve à la comédie d’un banquet où les dieux mettent en vente des caricatures de philosophes, Michel Onfray consacre son dernier livre, Sagesse, à nous faire partager à grands traits enthousiastes ses impressions de voyage dans la Rome intemporelle de Celse et Cicéron, Sénèque et Plutarque.
« Péplum philosophique » d’après la quatrième de couverture, c’est surtout un cri du cœur et un double hommage : à un maître aimé, Lucien Jerphagnon, et à des hommes qui à des siècles de distance en ont sauvé un autre – mais cela, c’est à lui seul de le raconter, et il le fait avec l’émotion et la sincérité de la vraie pudeur. Que l’on ne s’y trompe pas, cependant : Sagesse n’est pas un livre d’histoire de la philosophie mais de philosophie, avec ce formidable objectif de « vivre droit et debout », que notre temps a bien besoin de revivifier par un rappel de l’importance toute stoïcienne de la volonté.
Rome, site de rencontres
Il s’ouvre sur un magnifique éloge – mérité – de Pline l’Ancien, ressuscitant les dernières heures de celui qui eut, pour citer Michel Onfray, « quatre étages de grandeur dans un même être : un homme, un soldat, un naturaliste, un sage », et qui, pour l’anecdote, est aussi depuis peu héros de manga… Remarquable entrée en matière, que suivra entre autres une tout aussi remarquable réhabilitation des gladiateurs – et des gladiatrices ! – dont on reconnaît enfin la part d’authentique noblesse, et l’importance dans la perpétuation de ces vertus qui firent que Rome fut grande.
Citons aussi une réflexion tout en nuances sur les richesses, comment posséder sans être possédé par ce que l’on a, et sans verser dans une ostentation orgueilleuse d’austérité, qui illustre et donne à ressentir des exemples dont il devient urgent de s’inspirer. Ainsi de Musonius Rufus, qui s’écrie « Comment comparer le profit que l’on tire d’une grande et belle maison à celui que l’on tirerait en faisant profiter sa cité et ses concitoyens de ses propres richesses ? », alors que notre monde soi-disant éclairé laisse les 26 personnes les plus riches posséder à elles seules autant que les 3,8 milliards les plus pauvres ! J’ai dans l’idée que même Néron n’aurait peut-être pas osé… O tempora, o mores !
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Et ce ne sont là que quelques-unes de ces stimulantes rencontres avec des hommes et des femmes, des textes, des idées, des gestes magnifiques. Car c’est bien ainsi qu’il faut lire Sagesse : comme le récit de coups de cœur et de fulgurances passionnantes inspirées par les philosophes de l’Antiquité romaine, et certainement pas comme un exposé de ce que fut leur philosophie.
« Le problème avec les dieux ou avec Dieu n’est pas tant qu’ils soient ou non, mais ce à quoi ils obligent les humains. »
Non que Michel Onfray trahisse ceux qui l’inspirent. Mais il a des raccourcis qui peuvent surprendre. Ainsi, alors qu’il cite à plusieurs reprises Marc-Aurèle : « Dès l’aube, se dire avant tout : je vais tomber sur un gêneur, un ingrat, un insolent, un tricheur, un envieux, sur quelqu’un avec qui on ne peut traiter… », y compris pour justifier le choix de ne pas avoir d’enfants pour ne pas leur infliger les misères de la vie, il n’évoque pas une seule fois cette autre maxime bien connue de l’Empereur : « En te levant le matin, rappelle-toi combien est précieux le privilège de vivre, de respirer, de pouvoir rechercher le bonheur. » Ces phrases, pourtant, ne peuvent être comprises que l’une en complément de l’autre : malgré toutes les difficultés et toute la vilenie que l’on risque de rencontrer, et il faut s’y préparer, la vie est un privilège puisqu’elle seule nous permet cette quête fondamentale – bonheur véritable, c’est-à-dire droiture – dans laquelle nous guide la philosophie.
Le chapitre sur Celse est l’occasion d’une diatribe contre le christianisme, et d’une évocation au vitriol de Constantin. Il est dommage que soient présentées comme des évidences certaines hypothèses historiques faisant largement débat, de l’historicité de Jésus à la sincérité de la conversion du premier empereur chrétien, d’autant plus que l’analyse que fait Celse du danger posé par une religion intolérante et constituant une contre-société est très percutante, et d’une brûlante actualité. Mais il n’était certes pas le « dernier païen » ! Son Discours Véritable est antérieur de plus d’un siècle à la prise de pouvoir de Constantin. Après celui-ci vint l’empereur Julien, dit le Philosophe par les uns et l’Apostat par les autres, païen à la foi fervente et d’une haute tenue morale, auquel Lucien Jerphagnon consacra d’ailleurs une passionnante biographie. Et n’oublions pas non plus Hypatie d’Alexandrie, païenne convaincue, philosophe, mathématicienne et astronome assassinée par des chrétiens fanatiques deux siècles et demi après la publication du traité de Celse. J’ajoute que, dans leur écrasante majorité, les philosophes de l’Antiquité étaient farouchement opposés à l’athéisme que défend Michel Onfray – et pas seulement pour préserver l’ordre social – mais je maintiens aussi qu’il est exactement le genre d’athée pour lequel les Olympiens ont une indulgence certaine ! Et il reste bien agréable de lire : « Le problème avec les dieux ou avec Dieu n’est pas tant qu’ils soient ou non, mais ce à quoi ils obligent les humains. » Bien que nous devions à la simple vérité de nous poser aussi la question de leur existence, que nous soyons croyants, agnostiques ou athées, mais c’est un débat différent.
Michel Onfray envoie les Grecs se faire voir chez les Romains
On pourrait faire d’autres critiques, qui découlent au fond de la tendance assumée de l’auteur à voir Rome avec les yeux d’un épicurien, au sens philosophique du terme, ce qui rend notre guide d’autant plus enthousiasmant qu’il est lui-même enthousiaste mais nous oblige parfois à nuancer quelque peu. Ainsi, s’il se réfère régulièrement à Plutarque – excellent choix ! – dont il dresse un très beau portrait, il omet de rappeler que le sage de Chéronée fut l’auteur d’un délicieux mais cinglant : « Qu’il n’est pas même possible de vivre agréablement selon la doctrine d’Épicure » !
A titre personnel, je regrette surtout le peu d’estime en laquelle Michel Onfray tient les philosophes grecs, voire plus généralement les Grecs. S’il a raison de réhabiliter les Romains, trop souvent dédaignés, il me semble qu’il passe à côté de ce que furent les anciens hellènes.
En effet, dans l’opposition qu’il veut faire entre une philosophie grecque « religion du concept, posture exhibée, culte des Idées pures, passion scolastique » et une philosophie romaine « sagesse pratique et incarnée, pragmatique de l’action, praxis existentielle », on ne sent que trop la projection de l’exaspération du généreux créateur de l’université populaire devant la prétention de ceux qui se gargarisent de jargon – et parfois de diplômes – mais dont la vie n’est pas franchement à la hauteur des idéaux. Sans oublier évidemment que le contrôle du langage par l’introduction d’un vocabulaire d’une complexité inutile est bien souvent le masque d’une volonté de confiscation du débat et de mainmise sur les idées.
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Je partage pleinement cette exaspération, et il y a du vrai dans sa sentence : « Rome est une force, Athènes est une idée. » Mais la Grèce en général et Athènes en particulier ne manquèrent pas d’hommes et de femmes d’action pour lesquels la philosophie ne valait que si elle était « praxis existentielle » – praxis, un mot grec. Ils considéraient qu’elle servait à être kalos kagathos, καλὸς κἀγαθός, beau et bon, tout comme les romains qui diront qu’elle permet « d’orner sa vie », ornare étant pris dans le sens du kosmeïn grec, κοσμεῖν : sublimer, accomplir, porter à sa plénitude, rendre cosmique – rendre digne d’être inscrit dans l’éternité de la voûte céleste par les dieux. C’est bien ainsi que l’entend Marc Aurèle lorsqu’il écrit (en grec) : « Ne te prive pas, comme si tu en étais indigne, de dire et de faire ce qui te paraît beau. » Quand à l’habileté oratoire détachée du réel, les Grecs eux-mêmes ne manquèrent pas de critiquer les sophistes, dont Jacqueline de Romilly montra cependant qu’ils ne furent pas la caricature que l’on croit, et malgré mon admiration pour Cicéron, à qui je dois beaucoup, il me faut avouer qu’en tant qu’avocat il semble avoir parfois défendu ses clients plutôt que la vérité…
Périclès fut un créateur de concepts : nul, jamais, n’a dit ce qu’est la démocratie mieux que lui dans son hommage aux morts que rapporte Thucydide. Mais il fut surtout politique habile, mécène génial, stratège victorieux, amoureux sincère, à la fois visionnaire idéaliste et homme d’action pragmatique, comme purent l’être César ou Auguste.
Socrate fut un créateur de concepts, il fut aussi un soldat courageux lorsqu’il porta son armure d’hoplite, et alors qu’il aurait pu fuir, il choisit de boire la ciguë et de donner sa vie pour enseigner par l’exemple la loyauté absolue envers Athènes et le respect de ses lois. Une noble mort que n’aurait pas reniée Caton l’Ancien…
Tous les débats mènent à Rome
Au fond, comme l’a bien montré le génial Plutarque, lui qui fut le gréco-romain par excellence, la Grèce et Rome se complètent, se répondent, et partagent pour l’essentiel autant les mêmes dieux que les mêmes vertus, qu’on les nomme arétè, ἀρετή, ou virtus : c’est tout l’objet de ses Vies parallèles, utile contrepoint à l’humour mordant de Lucien de Samosate… Les Grecs, comme les Romains, recherchaient dans la philosophie non pas une activité purement intellectuelle, mais quelque chose d’assez semblable à ce que les Japonais (autre culture où éthique et esthétique sont intimement liées, et où la droiture n’est pas un vain mot) appellent une voie, comme dans les arts martiaux, la calligraphie ou l’art du thé. Rien de plus pragmatique et concret qu’un art martial, et pourtant certains vont de pair avec des théories d’une immense richesse conceptuelle, tels le kototama et l’ichirei shikon liés à l’aïkido. Il en va de même des philosophies antiques dans leur ensemble.
Je l’ai dit, Sagesse est le récit d’un voyage personnel, une galerie de portraits dessinés à grands traits enthousiastes. Certains trouveront les traits trop gros, et parfois ils le sont, ou critiqueront les approximations dues aux élans de l’enthousiasme, et ce serait parfois justifié. Mais est-ce vraiment l’essentiel ?
Sagesse montre, à travers les yeux et le vécu d’un philosophe intensément contemporain, que Rome a encore beaucoup à nous dire, ou plus précisément qu’un dialogue avec Rome a énormément à nous apporter. Et rien que cela suffirait à justifier le livre !
Devenir les gladiateurs de notre temps
Il faut bien sûr mettre en garde le lecteur : il doit avoir conscience qu’il ne découvre pas une présentation de la vie et de la pensée de Cicéron, Plutarque ou Marc Aurèle. Outre les lire eux-mêmes, il y a pour cela quelques excellentes études, par exemple Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque de Françoise Frazier, l’édition des Vies parallèles sous la direction de François Hartog, qui s’accompagne d’un remarquable dictionnaire thématique abordant notamment les relations entre la Grèce et Rome, ou Droiture et Mélancolie de Pierre Vesperini (autre coup de cœur, que je partage, de notre philosophe caennais). Et je ne saurais trop recommander, pour saisir le contexte historique et culturel, SPQR de Mary Beard, qui en plus de ses qualités propres bénéficie d’une très agréable traduction française.
Mais Sagesse est autre chose. En le lisant, on devient le spectateur privilégié d’un dîner entre amis, dans une villa au bord du Tibre ou une humble taverne de l’Urbs, où Michel Onfray débat avec des compagnons de qualité, admire leurs vertus sans nier leurs défauts, s’offusque de certains de leurs propos et s’enflamme pour certains autres, saisit au vol des fragments d’idées dont il fait germer d’autres idées, en somme se comporte exactement comme les philosophes romains eux-mêmes le faisaient ! Non pas en gardien du temple d’une doctrine, mais sans cesse en quête de ce qui peut nous aider à vivre d’une manière qui mérite pleinement d’être appelée vivre.
« Ne pas ajouter à la misère du monde, augmenter son savoir, aimer son ami, aider son prochain, se soucier de soi, savoir mourir parce que c’est savoir vivre. » En ce qui me concerne non pas, cher Michel, pour « attendre sagement que le volcan nous recouvre de cendres », mais plutôt pour tenter d’imiter Pline, d’affronter le danger afin de sauver ceux que nous pouvons et ce qui mérite de l’être, et parce que de toute façon, quoi qu’il arrive, que le volcan finisse par nous emporter ou que nous parvenions à éteindre le volcan, il n’y a qu’ainsi que nous serons dignes, droits et libres. Et que, peut-être, les Romains n’auront pas honte de nous.
Histoire et morale dans les Vies Parallèles de Plutarque
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