Michel Onfray est le plus prolifique de nos penseurs. Homme de gauche antimarxiste, libertaire pétri de morale, soutien des gilets jaunes opposé à leurs récupérateurs, ce disciple de Proudhon cumule les paradoxes. Il réagit aux affaires Matzneff et Griveaux sans jamais épargner la Macronie.
Causeur. Bonjour, Michel Onfray. Vous êtes le plus prolifique de nos penseurs. Ces derniers mois, vous avez publié quatre livres, dont Grandeur du petit peuple, votre journal des gilets jaunes. Lectures, réflexions, admirations, colères, vous faites feu de tout bois. Cela signifie-t-il que, pour vous, rien de ce que vous vivez ou pensez n’a de valeur tant que cela n’est pas écrit, donc partagé ?
En disciple de Nietzsche que j’essaie d’être, donc en antidote à la manie structuraliste ayant généré notre modernité, je crois en effet qu’il n’existe pas de texte sans contexte et que la biographie de celui qui écrit fait partie de ce contexte. Dans le débat qui oppose Proust à Sainte-Beuve, je crois donc que le dernier a raison sur le premier : il n’y a pas deux moi hétérogènes, mais un seul et même moi. Certes, la biographie n’est pas tout, mais elle n’est pas rien non plus.
Je ne suis pas certain que nous soyons encore totalement en démocratie
Puisque vous me parlez de mon livre sur les gilets jaunes, il n’est pas inintéressant de constater la communauté de vues de deux enfants de la bourgeoisie tous les deux normaliens et agrégés de philosophie, vivant à Paris, et que tout semble politiquement séparer, j’ai nommé Badiou et BHL : constatez qu’ils affectent un même mépris du petit peuple des gilets jaunes.
Par ailleurs, je crois, en effet, que la publication de livres, au même titre qu’hier les universités populaires que j’ai créées à Caen puis à Argentan, aujourd’hui ma web TV, mais également mes conférences, participent d’un même désir de partager un savoir qui, sinon, ne servirait à rien d’autre qu’à entretenir une existence d’esthète.
Un mot vient à l’esprit vous concernant, le mot « fidélité », en particulier à vos origines. Vous ne cessez de rendre votre tribut aux « vies minuscules » dont vous êtes l’héritier. Votre pensée est-elle nourrie par le ressentiment ? Pour défendre votre mère, ne risquez-vous pas de sacrifier la vérité ?
La fidélité et la mémoire sont associées au ressentiment par ceux qui estiment échapper à leurs propres fidélités ou à leurs propres mémoires… Quand, sur un plateau de télévision, Guillaume Durand reprend ce même argument en croyant invalider mes thèses, il estime que son origine sociale, à savoir un père marchand d’art contemporain dans les beaux quartiers de Paris, ne serait pour rien dans cette déconsidération de ma pensée par ma biographie conduite par le seul ressentiment, il active une lutte des classes des plus banales : on reproche aux enfants de pauvres de rester fidèles à leur milieu parce qu’ils n’ont pas trahi pour rejoindre leur camp et l’on criminalise leur fidélité en la faisant passer pour une pathologie.
Enfin, on peut être fidèle à son milieu d’origine sans devoir sacrifier la vérité qui fait mauvais ménage avec la trahison qui fonctionne en sésame du ralliement au camp des dominants !
Cependant, vous n’appartenez plus vraiment à ce milieu. Vous êtes l’un des rares à pouvoir bien vivre de leurs écrits. Dès lors, on a parfois l’impression que vous, chantre de l’athéisme joyeux, ressentez un petit fond de culpabilité chrétienne.
Après le ressentiment, la culpabilité ! Non, non, croyez-moi, la fidélité suffit sans qu’il soit besoin, après avoir voulu me faire passer sur le divan du psy en guise d’épistémologie de mon travail, de me faire entrer dans le confessionnal du prêtre ! Aucune pathologie ne saurait rendre compte de ce que je pense. Ou alors, convenons que c’est le cas de tout penseur.
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Vous définissez le peuple par la condition de victime. Le peuple, c’est ceux qui sont dominés. Et la vie publique se réduit finalement à l’affrontement des dominants et des dominés. Le résultat, c’est que, contre les puissants, tout est permis. D’où la vindicte personnelle des gilets jaunes contre Macron. En essentialisant ainsi l’identité sociale, ne risque-t-on pas de confondre contestation et détestation, et d’effacer la distinction entre les personnes publiques et les êtres humains ?
Vous allez un peu vite : ça n’est pas parce que je définis le peuple comme l’ensemble de ceux sur lequel le pouvoir s’exerce et qui n’en exercent aucun que je justifie que tout soit permis ! D’où sort cette causalité magique ? Grandeur du petit peuple sépare bien ce que je défends et ce que je ne défends pas : je n’ai jamais tout justifié ! Je ne suis pas de ceux qui, marxistes, estiment qu’une contre-violence révolutionnaire serait légitime parce qu’elle répondrait à une violence du capital. Je légitime la porte défoncée du ministère de Griveaux avec un transpalette, mais pas la violence que certains gilets jaunes ont réservée à telle ou telle femme gilet jaune, je songe à Jacline Moureau ou à Ingrid Levavasseur. Je n’ai pas justifié la tête de Macron au bout d’une pique ou la pancarte appelant à une cagnotte pour une guillotine. Mais je crois que le mépris choisi par le pouvoir, sa violence, son choix de la criminalisation, de la répression joue la violence d’État contre la violence contestataire qui, de ce
