1945. La France panse ses plaies dans une victoire en trompe-l’oeil. Sans les penser. Des décombres, ont pourtant surgi des professeurs, bien décidés à fixer brutalement une histoire qui, comme toujours, tire une sale gueule. De nouveaux mensonges remplacent les anciens. Ils ne font pas moins de mal. Certes, le temps des exécutions sommaires a vécu. Pas celui des saloperies. On les maquille comme on peut. On revêt la Faucheuse des habits de la Justice. Pas toujours nets d’ailleurs (« La Justice, cette forme endimanchée de la vengeance », selon la formule du grand avocat et écrivain Stephen Hecquet, l’ami, le frère d’armes de Roger Nimier).
Dans cette époque trouble, Michel Mohrt, 34 ans, fait paraître son premier roman, Le Répit. L’apprenti écrivain, avocat de formation, a déjà publié durant la guerre deux essais, l’un sur Montherlant, l’autre sur les intellectuels et la défaite de 1870. Des sujets qui ne doivent rien au hasard, évidemment…
L’instant d’avant
Avec ce Répit, Mohrt rouvre au scalpel la cicatrice française et commence à fouiller la terrible blessure. Il y consacrera une grande partie de son oeuvre. Le Répit, c’est la (sa) Drôle de Guerre, ces « neuf mois de belote avant les trois semaines de course à pied » pour reprendre une fulgurance célinienne, longue attente avant la dérouillée maousse, l’impensable dégelée du printemps 1940. En 1945, Michel Mohrt n’a peut-être pas encore toutes les cartes en main mais soupçonne que les dés sont jetés. C’est pour cela que Le Répit apparaît comme un livre singulier dans la bibliographie du futur académicien. Car il y flotte un parfum d’insouciance qu’on ne retrouvera guère dans ses autres livres. Derniers instants de bonheur d’avant la chute, derniers pas de Charleston au bord du précipice…
Lucien Cogan, le héros et jumeau de l’auteur, ne prise guère les plaisirs vulgaires. Jeune officier dans une section de chasseurs alpins, romantique, rêveur et stendhalien en diable, il trompe son ennui des « états néants » sur les sommets enneigés des Alpes du sud. Drôle de garçon que ce Lucien : conscient de ses responsabilités mais les fuyant dès que possible. Ne cherchant jamais à s’en pénétrer vraiment : Lucien Cogan ou une certaine inconstance…
Aux servitudes militaires, le jeune préfère de loin courir les filles. Descend à la première occasion faire la vie à Nice. Traverse les nuits de dancings en boîtes (« Sérénade sans espoir » jouée partout), dans des nuages de tabac anglais et sous des averses de champagne. Gobe des huîtres et avale des gorgeons de blanc sur un coin de zinc avec un compagnon de passage, pas très loin de la Place Masséna, où certaines petites fleuristes embrassent bien. Contemple le turquoise méditerranéen depuis la Promenade des Anglais après avoir déjeuné dans une trattoria. Si Lucien Cogan rêvasse parfois d’une hypothétique gloire militaire, il s’imagine surtout au bras d’une contessina à son bras dans une loge de la Scala. Après la victoire. Parce qu’on vaincra. Ne sommes nous pas les plus forts ?
Sur des pistes, qui ne sont pas de danse, notre héros ne parvient pas à se familiariser avec la ruade Allais et en reste au stem. La faute aux déplorables skis de frêne de l’armée française. Dans ses rares moments de… répit, Lucien tient son journal. Sans grande conviction, même si comme il le confesse, il ne trouve vraiment de refuge que dans l’art et littérature. Il écrit sur un cahier jaune, comme ses sourires. L’impréparation de l’armée française, la paresse, le manque de volonté, le désolent. Il en est lui aussi victime, il le sait. La petite section qu’il dirige ? Beaucoup de tire-au-flanc, de gars du peuple. Lucien ne cherche pas à se rapprocher d’eux : conscience de classe plutôt que mépris. Il y aura bien ce réveillon de Noël où l’on se réchauffe un peu ensemble, au chalet, en améliorant l’ordinaire. Mais ça ne va, ça n’ira jamais plus loin…
« Est-ce qu’à la guerre vous avez rêvé ? Oui à la guerre aussi. Surtout à la guerre. »
Sa Bretagne natale, Mohrt la fait apparaître furtivement. Lucien revient sur ses terres le temps d’une permission. A Brest, des troufions imbibés s’embarquent pour la Norvège. Dans le train qui le ramène dans le Sud, notre héros vit une dernière aventure avec une belle étrangère au sourire ironique. Les Allemands franchissent la Belgique, Lucien batifole. Encore un instant de bonheur monsieur le bourreau… Lucien Cogan : égoïste, orgueilleux, candide, cœur d’artichaut agaçant et attachant.
Le Répit : un songe, un charme, des rêves. Ce premier roman, on le trouve finalement tout entier résumé quelques années plus tard dans un autre livre de Mohrt, le plus sombre, ces Nomades oùon trouve ce bout de dialogue :
« – Est-ce qu’à la guerre vous avez rêvé ?
– Oui à la guerre aussi. Surtout à la guerre. »
Ceux des aficionados de Mohrt (et il en reste ! Et on en connaît !) qui ont admiré La Campagne d’Italie verront peut-être dans Le Répit une version de jeunesse de ce roman emblématique, comme un premier jet de celui-ci. Il est vrai qu’on retrouve dans les deux livres des scènes identiques, superbes d’ailleurs, émouvantes comme pas permis – ce père qui suit son fils dans ses différents cantonnements, le nourrit et le bichonne, cet apéritif fraternel, partagé avec des soldats italiens, à 2500 mètres d’altitude – trop criantes de vérité d’ailleurs pour ressortir de la pure fiction. Les hostilités vont démarrer pour de bon : sans grade et officiers le savent. Le Pernod a un drôle de goût. Des cousins savoyards trinquent sous deux uniformes… Seulement Cogan n’a pas la lucidité de Talbot, le héros de La Campagne d’Italie. Au printemps 1940, l’oeillet du désespoir à la boutonnière de notre Lucien est trop fraîchement coupé…
Toute l’oeuvre de Michel Mohrt n’aura finalement été que la chronique d’une existence qu’on cherche à toutes forces à rendre la plus légère possible afin d’ensevelir des monceaux, des tonnes de désespoir. Et si, dans cette oeuvre (ample, belle, importante), Le Répit se singularise c’est parce que Mohrt l’a sans doute écrit sans avoir encore vraiment conscience que l’insouciance, l’espoir, ne frappaient jamais deux fois à la même porte.
Le Répit de Michel Mohrt, éditions La Thébaïde (2017), 215 pages, 18 euros.
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