Abécédaire intime est un livre autobiographique sur le parcours d’un écrivain à la fois créateur et passeur.
Michel Le Bris, créateur du concept de « littérature-monde », fondateur en 1990 dans la belle ville bretonne de Saint-Malo du festival « Étonnants Voyageurs », est mort très récemment, le 30 janvier. Le livre autobiographique Abécédaire intime, que publient les éditions Écriture, reprend, dans une version augmentée, un premier jet de 2011. Le Bris a choisi environ quatre-vingts thèmes qui lui tiennent à cœur, à propos de sa vie, sa pensée, son œuvre ou celle des écrivains qui l’ont le plus marqué, comme Stevenson ou Kipling. Il parle aussi des paysages qui l’ont fasciné, proches comme sa Bretagne natale, ou lointains comme l’Ouest américain, appréhendé dans les romans d’aventures. Mais Le Bris, dans cet Abécédaire, entre quelques considérations sur la « mélancolie du bigorneau » ou l’évocation plus sérieuse de Jean-Paul Sartre, qu’il a bien connu, revient sur les principaux concepts littéraires qui ont polarisé son activité d’écrivain.
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Michel Le Bris, écrivain-voyageur
Michel Le Bris se voulait avant tout un « écrivain-voyageur ». C’est une école littéraire, dont il est l’un des inventeurs, et qui regroupe des auteurs de toutes nationalités, en rupture de ban. Leur mot d’ordre aurait pu être : « Fuir l’esprit du temps ! » Opposés aux avant-gardes, à une époque (les années 70) où elles fleurissaient, ils reprennent ce qu’on appelait le « travel writing » (les récits de voyages) pour y insuffler, c’est la grande trouvaille, une dimension romanesque. Le phénomène s’implante en France (les éditions Phébus créent la collection « d’Ailleurs », à la fin de la décennie 70, moment charnière), mais aussi en Grande-Bretagne et en Amérique. Le Bris cite à l’envi tous les noms, souvent prestigieux, de ces auteurs qui se rallient au mouvement : Bruce Chatwin, Kenneth White, Le Clézio, Jacques Lacarrière, et bien d’autres. Michel Le Bris lui-même publie en 1977 L’Homme aux semelles de vent. Pour tous ces écrivains, il y avait une nécessité absolue, vitale, de découvrir quelque chose de nouveau. « La réponse proposée ? Le Dehors. Sortir le roman de lui-même. Sortir de soi, et se frotter au monde », comme l’écrit Le Bris, qui concevra finalement son festival « où rassembler chaque année les petits enfants de Stevenson et de Conrad ».
Conservatisme, mais ouverture d’esprit
C’est à la lumière de cette prédilection pour la « littérature-monde » qu’il faut comprendre le parcours intellectuel de Michel Le Bris. Bien sûr, et il le reconnaît, il fut maoïste durant sa jeunesse, lorsqu’il a commencé à travailler à la revue Jazz Hot, « la plus ancienne revue de jazz, créée en 1935 par Charles Delaunay, à laquelle collabora Boris Vian ». Mais, très vite, Le Bris évolua dans une direction plus conservatrice, se sentant par ailleurs peu d’atomes crochus avec le structuralisme ou les déconstructeurs de l’école de Yale. Dans cet Abécédaire, il exprime sa réserve envers les « postcolonial studies ». En revanche, il nourrissait beaucoup d’admiration pour Sartre, et notamment son attitude lors des événements de Mai 68. Le Bris juge de manière très positive cette révolution libertaire.
Elle a, selon lui, mis un coup de frein au structuralisme tout-puissant, et apporté une petite brise fraîche sur les idées sclérosées qui régnaient alors dans l’université. Surtout, Le Bris constate que, dans ce contexte, il rejoint complètement un Sartre libéré de l’idéologie marxiste, mais pas seulement. « Sans doute fut-il le premier à comprendre, avec Maurice Clavel, que le structuralisme était mort en Mai 68, rue Gay-Lussac, que Mai 1968, insiste Le Bris, marquait le retour de l’histoire, du sens, du sujet. » Le Bris ajoute qu’il a parfaitement approuvé le dernier Sartre, épris d’études judaïques en compagnie de Benny Lévy. Un bel hommage à l’auteur des Mots, comme on voit, et qui est très révélateur de ce qu’était Michel Le Bris, en particulier de son ouverture d’esprit.
La grande tradition du roman
Des rubriques de cet Abécédaire sont, cela va de soi, consacrées aux romanciers de prédilection de Michel Le Bris. Nous y retrouvons Stevenson, qu’il a contribué à éditer en France et dont il était un spécialiste reconnu. Il nous parle aussi de Jorge Luis Borges, en tant justement que « disciple ignoré de Stevenson », article plutôt intéressant et original pour les amateurs de l’écrivain argentin. Je crois néanmoins que l’auteur classique pour lequel il avait le plus de fascination était Melville, et tout particulièrement pour son chef-d’œuvre Moby Dick. Le Bris se voit du reste comme « un lecteur prédestiné de Moby Dick », lu à quatorze ans, « le nez dans la poussière du grenier de ma maison de Tréourhen », précise-t-il avec nostalgie. Il ajoute : « On ne sort pas indemne, de pareille traversée. »
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C’est ce qu’il faudra retenir, sans conteste, de la vie de Michel Le Bris : cette passion toute tournée vers « les grands livres fondateurs », passion qu’il a su continuer dans ses propres œuvres, et perpétuer de manière très vivante grâce à son festival « Étonnants Voyageurs ».
Chaque année, à Saint-Malo, les lecteurs sont là, à la recherche d’imaginaires flamboyants ; et les écrivains eux-mêmes répondent à l’appel, comme si la nécessité du grand large était devenue une évidence première, pour une certaine littérature d’aujourd’hui qui voudrait renouer avec la plus belle des traditions.
Michel Le Bris, Abécédaire intime. Éditions Écriture.