L’écrivain faisait, bien malgré lui, la une de Libération mardi
Sophie des Déserts a tellement de talent qu’elle rend désirable ce qu’elle croit et veut dénoncer. Ainsi pour Michel Houellebecq auquel Libération consacre quatre pages sous sa signature. Je n’ai aucune raison de le cacher : pour moi, il est notre plus grand écrivain. J’ose le terme: un génie qui honore la France, sauf, comme on l’a constaté, pour le Comité Nobel et celle que ce dernier a promue et qui aigrement s’en est prise à l’exclu. Parce que, à l’évidence, Michel Houellebecq n’avait pas le bon profil pour être célébré. Son évolution intellectuelle, politique et sociale l’a conduit vers des positions conservatrices – par exemple sur la peine de mort, l’islam, l’Europe et l’euthanasie – insupportables pour la bienséance critique qui prétend régenter les Lettres.
En appréhendant immédiatement la charge de Libération, elle pourrait être résumée par ces griefs apparemment impardonnables : « haine de l’islam, amitiés d’extrême droite, tournage porno », auxquels il faudrait, semble-t-il, rajouter ses déménagements fréquents, les modalités de son union conjugale et ses liens avec un monde officiel qui n’aurait pas l’heur de plaire à ce quotidien que j’avais goûté il y a longtemps, tellement imprévisible alors, tellement tristement prévisible aujourd’hui – l’allégresse d’un gauchisme spontané et inventif muée en une inquisition lassante à force de s’en prendre aux mêmes cibles.
Y aurait-il vraiment de quoi intenter un procès à Michel Houellebecq, en quelque sorte hors littérature, avec les seuls et pauvres éléments dont l’accusation se sert ? Michel Houellebecq, à la suite de son long et passionnant entretien avec Michel Onfray dans Front Populaire, a été sommé de s’expliquer sur ses propos sur l’islam et les souhaits qu’il prête à « la population française de souche » de voir les musulmans s’assimiler ou, s’ils s’y refusaient, de les voir partir. Il a invoqué qu’il faisait part d’un sentiment majoritaire tout en admettant avoir commis une maladresse verbale et en s’engageant à la réparer.
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L’honnêteté oblige à reconnaître que Michel Houellebecq n’est pas lui-même très bien disposé à l’égard de l’islam mais puis-je questionner: et alors ? En quoi son personnage, le remarquable écrivain qu’il est, la lucidité prophétique dont il a fait preuve sur les tréfonds de la société française, devraient-ils être affectés par cette conviction, qu’on peut ne pas partager mais qui n’est pas honteuse ? Cette intrusion d’une morale emplie d’un humanisme « progressiste » avec ses préjugés et ses intolérances, dans la relation d’une histoire intellectuelle et littéraire singulière, avec toutes les origines psychanalytiques qu’on voudra, n’est sans doute pas la manière la plus appropriée pour maîtriser la personnalité riche et complexe de Michel Houellebecq, qui serait « au fond du trouble ». Faut-il considérer que pour le reste qui ne serait pas lié au thème de l’islam, la liberté de l’homme Houellebecq ne serait pas entière et qu’il devrait rendre des comptes aux médias sourcilleux voire impitoyables à son égard ? Parce que son image ne correspondrait pas au profil du « bon écrivain » selon Libération, qui serait de gauche, avec des amitiés exclusives du même tonneau, un militantisme à la Annie Ernaux, des dialogues parfaitement et idéologiquement orientés et une solidarité ostentatoire mais sans risque avec tous les damnés de la terre ?
En approfondissant ce qui ressort des pages de Libération, j’avoue être surpris par le fait que ce quotidien semble oublier ce qui, dans le domaine culturel, artistique et littéraire, paraît essentiel, avec une conception aux antipodes du classicisme, des critiques plus idéologiques que techniques, l’homosexualité comme critère décisif de la qualité d’un film, un culte des incongruités et des provocations au sein desquelles la singularité existentielle de Michel Houellebecq n’est de loin pas la plus surprenante. Pourquoi alors dresser un tel portrait de cet écrivain en occultant son génie romanesque pour ne s’attacher qu’à une périphérie dont on invente la gravité ?
Je ne m’accorde pas avec toutes les dilections de Michel Houellebecq: Emmanuel Carrère soit ! Frédéric Beigbeder, je renâcle ! Mais peu importe. Au pire, ne pourrait-on s’accorder sur la rançon obligatoire qu’un créateur unique, dans notre monde médiatique et culturel, doit nécessairement payer, s’il n’est pas conforme, heureusement banal, progressiste comme il convient ? Michel Houellebecq manque de ces dispositions ! Pour ma part, je m’en tiendrai au meilleur. J’ai trop d’admiration – facile à justifier – pour Michel Houellebecq pour ne pas regretter que l’indéniable talent d’une journaliste serve à projeter des ombres sur une personnalité qui n’a commis que le crime d’être singulière. Et, par ricochet, sur une œuvre incomparable.