À l’instar de La nuit du chasseur de Charles Laughton, Le trouble-fesses est l’œuvre d’une vie puisqu’il s’agit de l’unique réalisation de Raoul Foulon, photographe de plateau pour Borderie et Chabrol notamment. Une épure. Un diamant brut de 1976 où le cinéaste parvient à saisir avec grâce l’essence de la pantalonnade. Les situations du vaudeville sont portées à un tel niveau d’incandescence qu’il ne reste plus que des motifs abstraits et l’éclat du geste. Un exemple parmi d’autres : après avoir acheté un poinçon dans un magasin de bricolage et quelques imbroglios plus tard, Michel Galabru rentre chez lui, le pantalon maculé de peinture. Il l’enlève et le pantalon tient debout tout seul. La symbolique est claire : c’est moins le gag en lui-même qui intéresse Foulon que de saisir la puissance en elle-même de l’objet. Le sous-vêtement masculin devient une image pure, flottante, suspendue telle une stase en expansion.
C’est autour de ces motifs du slip et du caleçon que s’organise la mise en scène. Autant un Russ Meyer filmera volontiers à hauteur de poitrine pour mettre en valeur les appâts de ses comédiennes, autant Foulon n’hésite pas à descendre plus bas et aimanter sa caméra vers les postérieurs. Postérieurs féminins, en premier lieu, qui happent le regard de ces messieurs le temps de multiples raccords malicieux et incitent les mains à la balade espiègle ; mais également les postérieurs masculins dans un désir toujours marqué de faire bouger les frontières de l’image, de bousculer les conventions et les oppositions schématiques hommes-femmes pour offrir un sous-texte politique à ce qui pourrait n’être qu’une nouvelle variation autour du genre : la caleçonnade comme expérience optique et sonore en mouvement.
Lorsque l’immense Maurice Risch (qui revient à un cinéma plus expérimental après s’être compromis chez Jacques Rozier) se retrouve chassé d’un appartement les fesses à l’air, le spectateur comprend que l’enjeu de la scène est moins l’exhibition gratuite de ces parties charnues qu’une réflexion sur le regard et la nécessité de la « raie partie ». Tout se passe comme si la mise en scène ne cessait de dérober au regard du spectateur cette partie symbolique de l’anatomie humaine dans un perpétuel jeu de caché/montré pour renforcer le caractère abstrait de la pantalonnade ontologique et de lui offrir une dimension critique.
En effet, dans un premier temps, le film semble opter pour un point de vue phallocentré où chaque derrière féminin attire la main masculine comme le miel attire l’essaim d’abeilles. Mais dès la scène de l’ascenseur où Vittorio Caprioli réalise qu’il est en train de palper les fesses d’un travesti, le doute est instillé dans l’esprit du spectateur. C’est moins l’acte d’asservissement symbolique qui intéresse Foulon que le pur motif esthétique (hommage aux statues callipyges?) pris dans sa dimension abstraite et subversive. De manière souterraine, la mise en scène travaille sur les renversements des clichés : les femmes accaparent à leur tour la fonction désirante du regard et la mise en scène se met à leur diapason pour moduler de subtiles variations autour de l’homme en
slip, affaibli dans son être en-soi.
Avec une verve rare, Foulon nous offre une proposition de cinéma aux enjeux inouïs : à travers le motif esthétique de la fesse, il parvient à épouser dans un premier temps le point de vue phallocrate dominant dans le cinéma (harcèlement constant de la gent féminine par des mâles en rut, blagues salaces autour des homosexuels et des travestis) pour le renverser et nous jeter dans un profond trouble.
La fesse (féminine) désirée devient la fesse (moquée) masculine et, en fin de compte, les deux héroïnes incarnées par Anicée Alvina (qui renonçait, elle aussi, aux facilités du cinéma de Robbe-Grillet) et par Bernadette Lafont[1. Bernadette Laffont qui elle aussi entame la partie la plus expérimentale de sa carrière en tournant ensuite chez Jean-François Davy – Chaussette surprise-, chez Michel Vocoret –Nous maigrirons ensemble-, chez
Michel Caputo – Arrête de ramer, t’attaques la falaise ! et Si ma gueule vous plaît, chez Claude Confortes –Le roi des cons– et, surtout, dans le mythique On n’est pas sorti de l’auberge du génial
Max Pécas)] se retrouveront ensemble au lit, marquant à tout jamais la naissance d’un cinéma authentiquement féministe.
Que Foulon ait placé son récit dans le cadre d’une vendetta mafieuse n’est pas un hasard : il s’agit d’aller contre l’ordre patriarcal dominant en évitant aussi bien le schématisme du cinéma militant desséché que le formalisme déconnecté de toute réalité sociale.
Et de quoi Michel Galabru est-il ici le nom ? D’un cinéma qui parvient à s’extraire des canons du genre pour toucher à l’essence du motif (de la caleçonnade considérée comme l’un des beaux-arts) tout en provoquant de manière souterraine une incroyable déflagration du sens et de l’image.
Le trouble-fesses (1976) de Raoul Foulon avec Michel Galabru, Bernadette Lafont, Maurice Risch, Anicée Alvina, Vittorio Caprioli, Alice Sapritch (Éditions
L.C.J)
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