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Michel Foucault, les maux et les choses

Que devons-nous à Michel Foucault, quel "héritage" nous a-t-il légué ?


Michel Foucault, les maux et les choses
Michel Foucault en 1968. © SIPA

Nos intellos réunis commémoreront en juin les quarante ans de la mort de Michel Foucault. Le penseur de l’exclusion et de la prison, de la folie et du parricide, est aussi le théoricien de la destruction de l’école, du savoir, de l’autorité, et de la détestation de la culture occidentale.


« Les philosophes ne naissent pas, ils sont. » Le philosophe Michel Foucault est tout de même né, le 15 octobre 1926, et il est mort, le 25 juin 1984, concession faite aux concepts de normalité et d’universalité contre lesquels il avait pensé et écrit. Il a également été : l’une des grandes figures intellectuelles de la France des années 1960 et 1970, sinon la plus remarquable, auteur, entre autres, d’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Naissance de la clinique (1963), Les Mots et les Choses (1966), Surveiller et punir (1975) et Histoire de la sexualité (1976-1984).

Contre-hommage poli

Douloureusement satisfait d’être philosophe sans être théoricien, de se revendiquer diagnosticien du présent depuis l’étude des archives en bibliothèque, de s’intéresser à l’histoire sans être à proprement parler historien, d’écrire sur la psychiatrie sans être médecin, et de n’être professeur qu’au sens où l’entend le Collège de France, c’est-à-dire avec parcimonie, il s’est amusé d’avoir été classé tour à tour anarchiste, gauchiste, marxiste, antimarxiste, nihiliste et néolibéral. « Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de gauchiste puéril, aussitôt je le referme. Ces manières ne sont pas les miennes. » Qu’il soit néanmoins permis, dans ce contre-hommage poli que nous lui devons à l’approche des quarante ans de sa disparition, de dire de Michel Foucault qu’il fut un gauchiste brillant.

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Penseur des marges, de la norme et de l’anormalité, des figures de l’altérité et de l’exclusion, des fous, des malades, des parricides, des prisonniers, des délinquants, des travailleurs immigrés, des hermaphrodites, des homosexuels (on dirait la liste à la Prévert de la récente déclaration Dignitas Infinita du pape François), il plut à Mai 68 qui « l’annexa » (sic). Revenu à la mode dans les années 2000, au hasard d’un produit marketing customisé outre-Atlantique, la « French Theory », il continue aujourd’hui de plaire à la gauche et à l’extrême gauche. L’une, tout à son émotion devant celui qu’elle félicitera à nouveau en juin prochain d’avoir pensé contre son héritage social (famille de chirurgiens), contre son héritage culturel (« Occident : un mot désagréable à employer ») et, sceau des âmes pures, contre lui-même (de la politique à l’éthique). L’autre, forcément enthousiaste à l’idée malhonnête de faire d’un intellectuel assez hostile aux programmes collectifs – toujours susceptibles de faire loi selon lui –, pour qui la véritable libération passait par la connaissance de soi, et qui n’a pas franchement parlé des femmes, une figure tutélaire du néoféminisme rageur et autres groupuscules de libération du genre.

Que devons-nous à Michel Foucault, quel héritage nous a-t-il légué, mis à part un style incomparable, à la fois rationnel et poétique, une diction reconnaissable entre toutes et une voix métallique découpant au gré d’une grammaire impeccable les contours de sa pensée ? Une certaine conception du pouvoir, peut-être, par-delà sa traque obsessionnelle des formes de domination et de contrainte : l’idée que le pouvoir n’est pas une superstructure, mais un enchevêtrement de micro-pouvoirs organisés en « réseau fin ». Dans une société désormais balkanisée, dans un État dilué et une démocratie en suicide assisté, les réseaux sociaux se chargent d’animer cette nouvelle jungle : un micro-pouvoir auquel répond, ou non, une micro-résistance. Autre idée intéressante, liée d’ailleurs à celle du pouvoir, celle de « fermentation discursive », que l’auteur de la Volonté de savoir (1976) a développée à propos de la sexualité, et que l’on pourrait étendre à certains phénomènes sociétaux comme l’agitation militante liée au genre. Les choses s’imposent par fermentation des mots : « le petit théâtre des discours » fait son petit bonhomme de chemin.

Nous refusons notre héritage

« Si les gens veulent bien se servir de telle idée comme d’un tournevis pour casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus, eh bien c’est tant mieux. » Alors c’est tant mieux, car pour le reste, nous refusons l’héritage.

L’héritage, c’est d’abord la destruction de l’école. Michel Foucault, normalien, agrégé de philosophie, professeur au Collège de France (1970-1984), qui parlait un langage incompréhensible pour la gauche prolétarienne, mais espérait que L’Histoire de la folie à l’âge classique puisse être lue par les infirmiers et les malades mentaux, aura préparé l’école d’aujourd’hui, celle du savoir ludique, de l’enseignant enseigné et du baccalauréat pour tous. L’école, pour Foucault ? Un lieu de « dressage physique », où les écoliers s’alignent devant un professeur qui vérifie s’ils écrivent bien sous la dictée. L’enseignement ? Une orchestration de la « culpabilisation », de « l’obligation » et de la « vérification » : je vous enseigne des choses que vous devriez déjà savoir, que vous devrez apprendre, et dont je vérifierai que vous les savez correctement. Le professeur ? « Ce qui me plaît au Collège de France, c’est que je n’ai pas l’impression d’enseigner, c’est-à-dire d’exercer par rapport à mon auditoire un rapport de pouvoir. » Le savoir ? « Rébarbatif », réservé à un petit nombre de privilégiés, à « érotiser » d’urgence pour le rendre accessible. Les diplômes ? « Ce sont ceux qui n’ont pas le diplôme qui donnent son sens plein au diplôme. » Réjouissons-nous : les professeurs n’ont aujourd’hui plus vraiment l’impression d’enseigner et les étudiants ont tous leur diplôme en poche. Quant au « dressage physique », il ne concerne heureusement plus la mise en rang des élèves, mais l’égorgement des enseignants.

L’héritage, c’est aussi la destruction de la culture occidentale, que l’on continue à nommer déconstruction par coquetterie structuraliste verbeuse. Au lieu de transmettre les choses que l’on avait apprises, on s’intéressa – par jeu et par lassitude des réflexions liées à l’expérience vécue (l’existentialisme et la phénoménologie) – aux conditions de possibilité de ces choses que l’on allait désormais disséquer au scalpel. L’auteur des Mots et les Choses, qui se défendait d’être structuraliste, appelait cela « piéger sa propre culture ». Ce qui devint intéressant n’était plus notre histoire, notre littérature, nos sciences et nos arts, mais la structure de nos savoirs perçus dès lors comme nos vérités successives : la façon dont s’étaient élaborés, « avec leurs petits couacs et leurs fausses notes », nos systèmes de représentations du monde. « J’aurais voulu que nous puissions considérer notre propre culture comme quelque chose d’aussi étranger à nous-mêmes que la culture des Arapesh ou des Nambikwara. » Foucault a été exaucé car nous y sommes : notre culture nous est devenue, en cinquante ans à peine, totalement étrangère. Quelques dates historiques, un séquençage approximatif du passé, une poignée de noms célèbres émergent encore ici ou là. À l’heure du libre accès aux connaissances, plus grand monde ne connaît grand-chose ; au nom de la compréhension de ses conditions d’émergence, notre culture a été vidée de sa substance. Il est rare qu’un macchabée se remette à marcher après une séance de dissection.

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L’héritage foucaldien, c’est enfin la passion pour les « bas-côtés », les exclus du grand partage opéré par une société jugée rationnelle, punitive et normalisatrice. L’homme n’existe plus (tant pis pour Sartre) : « Il faut détruire l’ensemble des qualifications et des sédimentations pour lesquelles quelques essences humaines ont été définies. » Restent les fous (disons aux familles des victimes de Sydney que la folie n’existe pas en dehors des formes de sensibilité qui l’excluent), les malades (disons-leur, tandis que le médecin regarde en silence son écran d’ordinateur, que la naissance de la clinique est liée au langage et au regard), les délinquants (« un produit d’institution », comme chacun sait), les prisonniers (à soutenir à travers le Groupe d’information sur les prisons), les assassins (comme Pierre Rivière – 1835 – le parricide aux yeux roux qui « subjuguait » Foucault), les islamistes dont il a soutenu le mouvement de libération en Iran et… « l’homme normal, précipité d’une série de pouvoirs ». Héritage ancré : dites « normal » et on vous regardera avec des yeux ronds ; oubliez de dire « sans essentialiser », et on vous opposera une fin de non-recevoir.

Michel Foucault n’aimait pas la polémique. Il pensait qu’en cas de désaccord, il valait mieux considérer que son contradicteur s’était trompé ou que l’on n’avait pas compris ce qu’il voulait faire. Il semble qu’on ait plutôt compris ce qu’il voulait faire. Reste Le Souci de soi, ce livre d’éthique écrit à la fin de sa vie : la maladie change davantage les hommes qu’écrire des livres sur la médecine. Malheureusement, le « souci de soi », ce n’est aujourd’hui ni Sénèque, ni Epictète, ni Marc-Aurèle, chez qui Foucault puise en dernier recours les enseignements de la culture de l’âme. Le « souci de soi », quarante ans après lui, n’est rien d’autre que cette injonction d’une célèbre enseigne de téléphonie mobile : « Soyez vous ! »

« Piéger sa propre culture » ? Une belle réussite, assurément.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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