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Notre réjouissance populaire


Notre réjouissance populaire
Le chanteur Michel Delpech photographié en 1985 © DOROT/SIPA

À la Mi-Carême, célébrons Michel Delpech!


Pourquoi évoquer le souvenir de Michel Delpech (1946-2016) alors qu’aucune actualité marchande (compilation fourre-tout, biographie anniversaire, documentaire à sensation ou duos inédits) s’impose à nous aujourd’hui ? Parce qu’avec Michel, le présent ne commande pas toujours nos actes, que l’actualité assommante n’oblige pas nécessairement le chroniqueur en mission à réagir, qu’il est bon parfois de se défaire et de se méfier du tourbillon des infos… Que notre vie n’est pas totalement soumise à un vote d’une quelconque assemblée ou à un point presse ministériel ; que notre vérité se cache souvent ailleurs, dans le repli de nos pensées, dans le silence des morts, dans un air mélancolique et tendre, dans un refrain d’apparence banale qui nous ouvre les vannes d’un passé perdu et que la musique de Delpech nous est aussi nécessaire qu’un rayon de soleil. Avec lui, nous nous sentions en connivence, hors du monde des gesticulateurs et des commentateurs, des hordes bruyantes et péremptoires, dans un ordre juste, les aléas des existences simples étaient racontés à la bonne hauteur, à distance honnête. Une rencontre, un divorce, un flirt, une journée à la campagne, tout chez lui sonnait juste, les mots ne trahissaient pas l’âpreté du réel, ses compositions douces-amères reflétaient le ressac des sentiments, nous ne savions plus très bien si nous devions rire ou pleurer, danser ou rêvasser ; ce bonheur-là, fragile et friable, est l’acmé des poètes. Dans la variété des années 1970, vous aviez les amuseurs, les gueulards, les larmoyants, les truqueurs, les faux gentils et puis les conteurs nostalgiques, à l’image également d’un Mort Shuman ou d’un William Sheller.

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Celui qui s’emparait d’un vol d’oies sauvages ou d’un concert hippie hippie-pie, dans un grand écart générationnel, déconstruisant les digues à la mode, refusant d’outrager la terre de ses anciens, avait une place particulière dans le show-business. Avec ou sans moustache, le sourire en bandoulière et le regard compatissant, il aurait pu être moine trappiste, travailler aux champs ou trôner derrière un comptoir, afin de contempler la diversité des Hommes. Cafetier, frère ou chanteur populaire, c’est en soi le même sacerdoce. Sincère, sans pathos et sans un éclat qui aurait brouillé son message, avec cependant déjà une forme de spiritualité et d’introspection, Delpech donnait du relief à l’innocence des jours lointains, de la mâche aux saisons qui défilent, du poids à nos hésitations. Il nous apprenait aussi à regarder moins sévèrement notre entourage, il nous révélait la profondeur des choses évidentes et des plaisirs démodés. Il nous autorisait à être modérément triste, c’est-à-dire à supporter les morsures du quotidien, à ne pas les oublier mais certainement pas à les porter en étendard. Cette recherche en dignité continue à nous inspirer. Il ne jugeait pas ses contemporains avec des certitudes et des présupposés. Il n’accablait pas son prochain, qu’il soit à la ferme ou dans un café de banlieue, les héros de Delpech nous ressemblaient par leur dissidence dans une société percluse de normes. Avec lui, nous ne cherchions pas à être quelqu’un d’autre, à faire des manières et à renier notre héritage. Nous n’étions pas encore atteints par le syndrome de la dissimulation et du reniement, les maux de ce siècle. Amoureux un jour, trahis le lendemain, dans la boue du Loir-et-Cher ou nus sur l’île de Wight, avec des rhumatismes ou dans la fleur de l’âge, nous avancions cahin-caha dans nos vies personnelles. Michel nous guidait sur ce chemin, il nous disait de ne pas baisser la tête, sa philosophie écorchée et non plaintive résonnait en nous comme un psaume éclairant. C’était chouette d’être nous-mêmes. J’aurais adoré enfiler des boots blanches, un gros ceinturon, une chemise ouverte sur un médaillon pendant que ma femme attendait planquée dans la Mercedes. J’étais né trop tard à l’ère des meutes virtuelles et de la police des mœurs. Dans la tradition chrétienne, la Mi-Carême est une période de répit dans l’abstinence qui peut prendre la forme du carnaval et de réjouissances populaires. Écouter aujourd’hui Michel Delpech est une belle façon, joyeuse et émouvante, de communier avec ce que nous fûmes, des êtres moins sûrs d’eux et moins intransigeants.




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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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