Michel Chaillou est mort en 2013, laissant une trentaine d’ouvrages, beaucoup de romans, des nouvelles, des récits, un Eloge du démodé et un livre d’entretiens sur la littérature réalisés avec Jean Védrines, très joliment intitulé L’écoute intérieure. Il laisse aussi une voix, que je n’ai pas connue, sinon par son Journal inégalement tenu entre 1987 et 2012, récemment paru chez Fayard.
Il est possible que chez les écrivains le journal ait remplacé la correspondance, les temps étant à la solitude malgré ou à cause des innombrables moyens de communication. De même, Michel Chaillou différencie inlassablement dans son journal l’écriture de la rédaction, l’écrivain de l’auteur. Pour lui, l’écriture est une quête, non pas une explication, et la communication doit être opposée à la parole. Nous avons les moyens de communiquer, nous n’avons plus ceux de parler. Où est passée la langue, n’a cessé de se demander Chaillou ? Dans quels tréfonds, dans quel recoin obscur s’est-elle tapie ? Il s’est échiné à les fouiller, pour l’en débusquer, désespéré de ne trouver sur sa route que des faiseurs de sujets, des rédacteurs, des écrivaillons incapables d’autre chose que « du bout à bout de mots inconséquents, que de la salive à verbe ». Où sont passés les grands hommes des fameux siècles, les XVIe, XVIIe et XVIIIe, ceux que Chaillou aimait, ceux dont il parlait quand il enseigna la littérature à l’université Paris-VIII, ceux dont il ne cessa dans ses livres de remuer la langue, la parole vive, dirait Jean Védrines : Montaigne, dont il se fit le domestique pour mieux en porter la voix, Mirabeau, « son éloquence, une façon de faire aussi éjaculer les mots ».
Faire jouir la langue, la manipuler avec tendresse et brusquerie pour en soutirer le divin râle, telle est la seule et noble tâche de l’écrivain. Rien à voir avec ces auteurs qui mettaient Chaillou en colère, et lui firent écrire quelques phrases jubilatoires :
« Dimanche 9 janvier 00 – (…) Lu à l’instant au café populaire dans Le Journal du dimanche une page sur le roman d’Emmanuel Carrère consacré à un certain Romand qui massacra toute sa famille. L’hypertrophie du sujet masque l’indigence de l’esprit qui s’en saisit. Avec une telle ombre sur les pages qui défilent, qu’importe qu’elles soient vides. La soi-disant objectivité du narrateur : « Je conduisais mes enfants à l’école, lui massacrait les siens, etc., etc. » A côté de cela, le néant d’une Gorgée de bière (800 000 exemplaires vendus), autre vide sujet réduit à des riens, qu’épouse une phrase de rien. En fait le même univers boy-scout, sans complexité. »
« Lundi 19 novembre 87 – (…) On vient de donner le Goncourt à Tahar Ben Jelloun. C’est très bien. La littérature c’est tellement autre chose. Rinaldi disant à la télévision que l’originalité n’existe pas en littérature. Ça me paraît invraisemblable. Et, certain, il prêche pour lui. Tahar semble gentil, un peu mou, ses livres ressemblent à des fleurs sans odeur. Il écrit mou. Le temps est gris subitement. »
« 11 novembre 93 – (…) Prix Goncourt cette année Amin Maalouf, écrivain libanais, homme robuste, sympathique, la première page de son livre, rédaction d’école primaire, la phrase n’existe pas. J’ai refermé l’ouvrage. »
C’est que le sujet étouffe la littérature, aplatit la langue, la fait informative, communicative, désenchantée, Chaillou l’a compris très tôt. « Il faudrait débarrasser la littérature de la nécessité du sujet », ne cesse-t-il de répéter, car, ajoute-t-il, « l’histoire n’est qu’un prétexte, ce qui précède le texte, la littérature. Tous les gens qui ne lisent que le prétexte sont hors du champ littéraire, restent analphabètes de l’essentiel ».
Force est de constater, rentrée littéraire après rentrée littéraire que Michel Chaillou aurait bien des raisons de désespérer, lui qui écrivait rêver d’un journal « qui aurait du timbre comme la voix populacière de la rue, où l’on puisse flâner, méditer, romancer ses émois, ses moi multiples, n’importe quel moi. » Mais c’est que la rue elle-même a perdu sa poésie, son âme, à l’image des auteurs qui ne publient plus que du roman scénarisé, dans le chimérique espoir que l’industrie du cinéma daigne mettre des images sans vie sur leurs phrases inertes.
Le désespoir ne semble cependant pas avoir compté dans le caractère de Michel Chaillou. Et pourtant, comment fut-il possible à un homme de gauche, à l’époque où la gauche s’est sans doute montrée le plus stupide, le plus inconséquente et le plus lâche, de demeurer fidèle à son idéal sans céder jamais au désespoir ?
C’est la colère peut-être, qui semble éclater soudain (ainsi quand il s’en prend au journal Libération, « jugement dernier, mégot moral aux lèvres, ses articles torchés à l’emporte-pièce, sa vision politique music-hall de la planète »), l’écriture solitaire, sans doute, l’amour porté à la langue et aux êtres, qui ont dû l’aider à tenir, lui qui réclamait le droit d’être archaïque, qui fit l’éloge du démodé, aussi éloigné que possible des idées progressistes qui unissent la gauche et la droite libérales dans un bêlement conformiste. Ce Journal est celui d’un écrivain, au sens noble et rare du terme.
Michel Chaillou, Journal (1987-2012), préface de Jean Védrines, Fayard, 526 pages.
*Photo : Wikimedia Commons
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